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LE DERNIER AMOUR.

solidité. Félicie fut vaincue et par momens touchée de ma patience à toute épreuve. Hélas ! je n’y avais plus aucun mérite. Rien de sa part ne pouvait plus m’offenser, ni seulement m’émouvoir. Je ne l’aimais plus.

Et pourtant j’acceptais une tâche de dévouement qui pouvait absorber le reste de ma vie. Je ne pouvais ni ne voulais oublier que Jean Morgeron m’avait, par sa confiance et son amitié, légué cette tâche dont il m’avait donné le noble exemple. Félicie m’avait aimé autant qu’il était en elle d’aimer. Son affection m’avait rajeuni et enivré quelque temps ; j’avais eu, grâce à elle, deux ans de bonheur, illusoire par le fait, mais réel pour moi, puisque j’avais eu la foi. De plus elle m’avait associé à une vie de bien-être dont je n’éprouvais nullement le besoin, mais qu’elle m’avait faite aussi douce et aussi honorable en apparence que possible.

Tout cela était gâté, souillé ; mais, en m’engageant devant Dieu et devant les hommes à accepter et à garder ce que je croyais être un honneur et un bien, l’amour et les soins de cette femme, j’avais perdu, ce me semble, le droit de proclamer que c’était un mal et une honte. Je ne pouvais le constater qu’en secret ; le lui dire à elle-même n’eût servi qu’à exaspérer la cruauté de ma situation.

Mon mariage avec elle était une erreur de mon jugement, une folie et une sottise pour parler le langage de la vie pratique. Il faut savoir subir les conséquences de ses propres fautes, et quand on n’a à se reprocher qu’un excès de candeur et de probité, on souffre de ses déceptions sans trop d’amertume, puisqu’on n’a point à en rougir vis-à-vis de soi.

J’avais été encore plus loin dans mon aveuglement. Je m’étais intéressé à Tonino, j’avais cru à sa sincérité. Je l’avais fait rentrer au bercail. Je m’étais livré pieds et poings liés à ce voleur de grand chemin, que, comme don Quichotte, j’avais eu le ridicule espoir de relever et purifier. Tout en pensant à ce type de l’idéal chevaleresque, je reconnaissais qu’il était plus grand que moi, car j’avais ouvert les yeux, et lui il ne les ouvrait pas. Jusqu’à la mort, il étreignait sa chimère : sublimité d’autant plus touchante qu’elle était plus inutile. Je n’étais réellement pas plus un fou incurable que je n’étais un saint absolu. J’étais un homme et je ne voulais pas cesser de l’être. Si la patience me semblait toujours un devoir, la fierté désormais me paraissait un devoir tout aussi sérieux. Ni vengeance ni faiblesse, voilà le cercle où je parvins à me renfermer.

En me sentant plus fort qu’elle, grâce à ce qu’elle appelait mon inertie, Félicie renonça bientôt à la pensée de lutter. Elle craignait d’ailleurs beaucoup le scandale, et quand elle s’était vantée à mol jadis de ne faire aucun cas de l’opinion, elle se mentait à elle-