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Il n’en est pas autrement de l’harmonie préétablie de Leibnitz. Ce philosophe admettait en toute chose une suffisante raison; suivant lui, Dieu était la suffisante raison de l’univers, et chaque être, chaque phénomène avait en soi une suffisante raison particulière qui était pour cet être, pour ce phénomène, ce que Dieu était à l’univers, c’est-à-dire sa cause et son explication. Venant à l’esprit et à la matière, il les trouva agissant l’un sur l’autre, l’esprit sur la matière, la matière sur l’esprit, et il lui fut impossible de découvrir dans leurs attributs respectifs aucune suffisante raison pour expliquer cette action mutuelle. Ainsi acculé, Leibnitz recourut à la toute-puissance divine, recours naturel et toujours ouvert à l’ancienne philosophie, tout imbue de théologisme, et il supposa que l’esprit et la matière étaient comme deux horloges que Dieu avait montées de manière qu’elles sonnassent toujours en même temps, sans avoir rien de commun l’une avec l’autre. Leibnitz ne s’étonna point de cette conséquence, mais le monde s’en étonna; puis vint la science positive, qui démontra que les manifestations intellectuelles et morales sont à la substance nerveuse ce qu’est la pesanteur à toute matière, c’est-à-dire un phénomène irréductible qui, dans l’état actuel de nos connaissances, est à soi-même sa propre explication. Ici encore il faut blâmer le philosophe non d’avoir été conséquent, mais d’avoir pris pour une loi de l’univers la raison suffisante, qui n’est qu’une conception subjective.

Maintenant en quoi cela touche-t-il à M. Comte? S’il est par esprit de conséquence tombé dans des énormités qui étonnent le sens commun, il faut en conclure sans hésiter, comme pour Descartes et pour Leibnitz, qu’il est parti d’un faux principe; mais, contrairement à ces deux philosophes, ce qui l’a précipité dans les énormités qu’on lui reproche, c’est qu’il a été infidèle à son principe, à sa méthode. Chez Descartes et Leibnitz, le principe est responsable des conséquences; chez M. Comte, les conséquences sont indues et le principe demeure intact. Il y a donc dans l’appréciation de M. Mill une confusion que je n’ai pas voulu laisser passer.

Continuant le parallèle, M. Mill dit : « S’il fallait exprimer toute notre pensée sur M. Comte, nous le déclarerions supérieur à Descartes et à Leibnitz, sinon intrinsèquement, du moins parce qu’il lui fut donné de déployer une puissance intellectuelle égale à la leur dans un état plus avancé de la préparation humaine, mais aussi dans un âge moins tolérant pour de palpables absurdités et à qui celles qu’il a commises, sans être en soi plus grandes, paraissent plus ridicules. » De cette dernière phrase de l’ouvrage, le dernier mot est ridicules. Je ne conteste pas à M. Mill le droit de l’appliquer à telle ou telle des conceptions malheureuses qui ont marqué