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le point de vue objectif et le point de vue psychologique n’est pas appréciée.

C’est donc sans regret que, quittant ce qui me semble imparfait, je me tourne vers la philosophie positive, œuvre de M. Comte. Là aussi se trouve un mode positif de philosopher; mais ce mode y est réalisé en toutes ses parties. Ce que l’homme sait est systématisé, ce que l’homme ne sait pas est rigoureusement séparé, systématisation et séparation sans lesquelles il n’y a point de positivité en philosophie.

La philosophie positive vient faire pour le règlement de la pensée générale et pour le gouvernement des choses humaines ce que chaque science a fait pour le règlement de la pensée particulière et le gouvernement des choses spéciales. En d’autres termes, avec la force dorénavant inhérente aux notions positives, elle se substitue au règne des notions théologiques et métaphysiques sous lesquelles s’est formée la jeunesse de l’élite de l’humanité.

« Une croyance, dit M. Mill, qui a gagné les esprits cultivés d’une société est sûre, ou plus tôt ou plus tard, à moins que la force ne l’écrase, de parvenir à la multitude. » Cette opinion, qui a été celle de M. Comte et qui est aussi la mienne, dissipe les illusions qu’on se fait quelquefois quand on croit que, sur le domaine historique, philosophique ou scientifique, les recherches peuvent demeurer encloses dans les livres et dans les écoles. Non; quelque intention qu’on ait, elles vont inévitablement porter coup à l’ancien ordre intellectuel, moral, social. Les partisans de cet ancien ordre ne s’y trompent pas, et s’indignent des vaines protestations dont on se couvre. Jamais la philosophie positive n’en a fait ni n’en fera, car elle sait et professe qu’on ne peut pas avoir une conception du monde différente de celles qui régnèrent et qui règnent sans que tout, s’en ressentant, se modifie et se transforme.

C’est au bruit néfaste du canon que j’ai achevé ce travail médité depuis plusieurs mois, et j’ai éprouvé un véritable malaise à philosopher si impersonnellement, tandis que tout près de nous le sang coulait à torrens. Certes cette jonchée de corps allemands sur le sol de la patrie allemande, excitant une juste horreur et ne s’en faisant pas moins, témoigne combien l’ancien ordre intellectuel, moral, social, qu’on attaque, est justement attaqué. Il n’a pas d’adversaire plus déterminé, plus effectif, plus radical que la philosophie positive.


É. LITTRÉ.