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superstitieuse. Les dieux qui avaient présidé à sa naissance, le miracle des origines, les exploits des héros fondateurs et patrons, l’ombre toujours présente de ces législateurs à demi divins qui avaient écrit sous la dictée du ciel, ces grands souvenirs tenaient les imaginations en bride et les âmes en tutelle. Si hardis dans l’action, si aventureux parfois dans les recherches de pure spéculation, les anciens se montrèrent singulièrement timides dans l’expérimentation politique. Toutes leurs audaces en ce genre datent de l’âge des héros et des premiers sages; passé ce temps d’originalité féconde, leur verve d’invention parut épuisée; perfectionner et renouveler leur était également impossible; le visage tourné vers le passé, l’œil ébloui par l’éclat de la légende, ils n’osaient rien, ne savaient que se souvenir; la tradition enchaînait leurs pensées. En dépit de sa Médée, l’antiquité tout entière ignora le grand secret du rajeunissement des peuples. Ni Agis et Cléomène, ni les Gracques ne furent des novateurs; ils rêvaient de restaurer le passé et consumèrent leurs forces à évoquer des ombres. Et que fut l’empire romain ? Le suprême effort du conservatisme antique, qui, prenant conseil des circonstances, s’avisa d’un expédient et se proposa moins de renouveler Rome que de la faire durer.

Ce fut le moyen âge qui, en émancipant l’homme de la cité, le délivra de l’idolâtrie des traditions; il lui enseigna cette insolence de la passion et du génie qui méprise les choses au nom de l’idée et manque de respect à la société jusqu’à lui imposer sa chimère. Oui, l’homme qui sait tout ce qu’il vaut et tout ce qu’il peut, qui sent l’infini en lui, qui interroge comme des oracles ses pressentimens et ses rêves, et, affirmant tout haut sa vision, se flatte de porter dans sa tête les destinées du monde, cet homme-là fut créé par le moyen âge. Montre-moi, si tu le peux, dans les temps classiques quelque chose d’analogue à cette fille des champs qui inventa l’idée moderne de la patrie en gardant ses moutons, et résolut de fonder un grand royaume parce qu’elle avait oui des voix! Le ciel soit loué! Les chevaliers d’une idée, les aventuriers de la pensée, ces croisés à qui leur cœur avait parlé et qui disaient : Dieu le veut! léguèrent en héritage au monde moderne leur sublime orgueil et leur sainte folie. Le monde moderne en a vécu, et qu’il s’agît de découvrir un nouveau continent, de donner aux consciences un nouveau credo, d’émanciper les opprimés ou simplement de transformer les arts par l’audace de quelque invention, toujours un homme s’est levé qui a dit : Moi seul, et c’est assez! Les héros même de la révolution en vain empruntaient-ils des noms à Rome et à Sparte, l’âme de la chevalerie était en eux quand ils s’écriaient : Périssent les colonies plutôt qu’un principe! et que faisant des lois, non pour un peuple,