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au midi, de brunes cicatrices, comme si la pierre avait été mordue par le soleil; plus loin, de petites écailles blanchâtres où l’on croit reconnaître la lèpre du temps. Effrités, disjoints, crevassés, ces vieux moellons semblent s’étirer, bâiller, se ronger d’ennui, et on ne serait pas étonné, en approchant l’oreille d’une de leurs lézardes, d’en entendre sortir un soupir séculaire.

Les petits toits en éteignoir, les lucarnes décorées d’un épi mutilé et d’une girouette criarde, les fenêtres à plate-bande avec leurs larges meneaux surmontés de bustes qui ont tous le nez cassé, les heurtoirs des portes, gros mufles de lions chagrins, très ennuyés de l’anneau de bronze qu’ils tiennent éternellement dans leur gueule et mal protégés contre les intempéries par de petits auvens tout vermoulus, les gargouilles fantastiques, chimères ailées qui du haut de leurs larmiers semblent faire la grimace au temps présent, rien ne trouva grâce devant les yeux du baronnet. Ces murailles décrépites l’irritaient, il se promettait de s’en rendre quelque jour l’acquéreur pour les démolir de fond en comble.

Il voulut visiter l’intérieur, et ce fut avec le même mépris mêlé de colère qu’il passa en revue les meubles démodés et mal assurés sur leurs pieds, les crédences écloppées, les antiquailles dont sont surchargés les bahuts, les massacres de cerfs dix-cors qui décorent tous les linteaux de portes. Il poussa l’indiscrétion jusqu’à pénétrer dans la chambre à coucher de M. de Lussy. — Eh! que vois-je? s’écria-t-il en s’approchant d’un charmant portrait de femme au pastel pendu au-dessus du chevet du lit. Ne serait-ce point la fille d’Ali, empereur de Médie? — Et étendant l’un de ses bras vers le pastel qui semble être de très fraîche date, et l’autre vers un antique portrait de bisaïeule toute raide dans sa rotonde empesée : — Ici les souvenirs, dit-il; là, une aventure possible. Rien ne manque au bonheur de cet honorable gentleman.

— Ne vous moquez pas tant de lui! repartis-je. Il a sur vous un avantage. Votre jolie maison neuve, quand vous n’y êtes pas, est vide et morte. Ce manoir, même dans l’absence du maître, ne laisse pas d’être habité. Une âme en peine s’y promène et contemple curieusement son vieux corps délabré.

— Le charmant avantage! dit-il. Juste ciel! comment peut-on vivre dans un pareil nid à rats? On y respire une odeur de relent, de poussière et de toiles d’araignées; mais vous ne vous trompez pas, ce nid à rats est habité. Regardez là-bas, au fond de ce corridor. Je vois s’y promener une troupe lamentable de souvenirs rances et de rêves chancis...

Et levant les yeux vers une cage vide suspendue au plafond: — Voilà la cage de l’invisible oiseau bleu ! ajouta-t-il.

Il s’en alla faire un tour dans le jardin, où il ne trouva rien qui