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Cela dit, ayant pris Armand par le bras, je le tirai à part, comme nous en étions convenus le baronnet et moi, et je lui expliquai quel singulier service on attendait de son obligeance. Il recula de trois pas, me demanda si je parlais sérieusement, comment je pouvais m’imaginer qu’il consentît à se prêter à une pareille comédie. Je lui répondis que je n’étais pas plus disposé que lui à seconder les fantaisies musquées de M. Adams, et je lui fis part du soupçon qui m’était venu.

— Il s’agit, lui dis-je, d’arracher une colombe à la serre du vautour. Elle nous appelle à son aide. Vous, admirateur passionné des chevaliers errans, refuserez-vous de prêter main-forte à l’innocence opprimée?

Cet argument produisit quelque impression sur lui; mais ses répugnances étaient si vives que je dus mettre en œuvre toute mon éloquence pour les combattre. Ce fut à force d’insistance que je réussis à lui extorquer son consentement, et je vis bien qu’il ne cédait que dans la crainte de me désobliger.

M. Adams fut enchanté de ma victoire; il ne s’attendait pas à trouver Armand de si bonne composition. Ce premier petit succès lui parut de bon augure pour la suite ; tout marchait au gré de ses désirs. Nous partîmes comme la nuit tombait, et, chemin faisant, il donna carrière à sa belle humeur. Je ne l’avais jamais vu si épanoui, si rayonnant de gloire et d’espérance. Il me plaisanta fort agréablement sur ce qu’il appelait mon mysticisme historique, et, enfilant son refrain favori, me représenta qu’il y a dans ce monde des cœurs de lion et des cœurs de poulet, des volontés fortes et des volontés faibles, que les premières disposent des événemens, que tout leur réussit, que les hommes et les choses s’inclinent devant leurs arrêts, que ce sont là ces accidens qui gouvernent l’histoire et décident de la destinée des peuples. Il semblait se faire à lui-même l’application de ces beaux principes, et son bonheur levait la crête, se rengorgeait. Par intervalles il regardait d’un œil complaisant une étoile qui brillait au-dessus du Jura; c’était l’étoile du berger. Sa joie m’exaspérait, j’avais peine à me contenir; ruminant dans ma tête mes plans de campagne, j’attendais avec impatience le moment de démasquer mes batteries.

Nous arrivons. M. Adams avait fait préparer un repas de cérémonie, un vrai festin de noces. Au milieu d’un surtout de vermeil s’étalait un grand bouquet de camélias qu’entouraient des branches de myrte. M. Adams envoya avertir Georgette de notre arrivée. Elle fit répondre par la négresse qu’elle était un peu souffrante, qu’elle ne dînerait pas et ne descendrait qu’au dessert.

— La pauvre enfant ne sait trop où elle en est, dit le baronnet en souriant. Laissons-la faire ce qui lui plaît.