Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/917

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec art et agrément par M. Hippolyte Rigault[1]. Quand l’esprit s’applique à tant d’intérêts, quand il respire une dose suffisante de l’air de la liberté, le cercle où il vit a beau être restreint, les intérêts qu’il défend ont beau être tyranniquement étroits, il brise souvent le cadre convenu où on l’enferme, il jaillit par-dessus ses limites, il mérite un plus beau nom, il devient éloquence, imagination, passion.

Après tout, il faut en revenir au jugement de M. Villemain et dire que le siècle de Temple, de Swift, de Pope, de Gray, de Thomson, fut un temps de belle et riche littérature[2]. Si la poésie manqua de grandeur et de souffle, M. Matthew Arnold en rejette la faute sur le vers de dix syllabes à rimes plates, qui était alors l’instrument de rigueur, la lyre indispensable des poètes anglais voulant donner la mesure de tout leur talent. Est-il vrai, comme le dit M. Arnold, que le génie didactique de Pope fût égal à celui d’Horace, qu’Horace même doive le céder à Pope pour la force satirique, et que la supériorité du poète latin tienne simplement à l’heureuse proportion qui existe entre sa pensée et son hexamètre[3]? On pourrait lui répondre que d’abord autre chose est la force satirique, autre chose l’excellente satire, qu’ensuite avoir manqué du rhythme le meilleur n’est pas un bon signe, et, comme il le dit lui-même, le vers auquel s’arrête une nation ou un siècle donne la mesure poétique de la nation et du siècle; mais il n’est pas nécessaire que Pope soit un très grand poète : il est le poète de la raison dans un temps où l’Angleterre atteignit un haut degré de maturité dans la raison. Il est le Boileau des Anglais, moins original peut-être, mais plus universel et plus profond moraliste.

Hâtons-nous de le dire, le XVIIIe siècle anglais se recommande surtout par ses prosateurs : c’est le caractère des siècles plus positifs que grands. Ce qu’il a perdu eu idéalité sublime, il l’a regagné en activité pratique. M. David Masson, qui est volontiers éclectique, explique bien ce caractère du siècle dernier. Il ne se jette pas à l’extrémité du débat pour faire diversion et surprise et forcer l’opinion commune à revenir sur ses pas. Au lieu d’être difficile et délicat, fastidious, comme Hazlitt, Macaulay et M. Matthew Arnold, il s’attache à tout comprendre, il n’adore pas une moitié de

  1. L’esprit aussi juste qu’ingénieux de Rigault ne s’est pas assez défié de Macaulay. Bien des points de la querelle auraient été plus clairs pour lui, s’il s’était aperçu qu’il y avait beaucoup de whiggisme et de torysme dans ce combat. A l’exception de Temple, qui était un whig courtisan et vivant dans la retraite, tous les partisans des anciens furent des tories.
  2. Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle, Ve leçon.
  3. Essays in Criticism, 1865, p, 83.