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de les connaître toutes. On a bien souvent dit qu’Hamlet c’était Shakspeare; oui, mais le Jacques de Comme vous l’aimez, c’est aussi Shakspeare; le Claudio de Mesure pour mesure l’est aussi; il en est de même de Prospero dans la Tempête. Toutes ces mélancolies si diverses, c’est la mélancolie méditative de l’auteur. On va répétant que nous savons peu de chose sur Shakspeare, et en effet sa biographie matérielle est bientôt faite; maison sent respirer son âme et vivre sa personne dans ses œuvres. M. David Masson a retrouvé comme une biographie morale et psychologique de Shakspeare. Ce poète a médité, a cru, a espéré pour son propre compte. Pas un écrivain n’a mieux connu le monde réel où nous vivons, pas un n’a exprimé avec plus de force les douleurs, les joies, le rire, les larmes qu’il contient; mais aussi pas un n’a plus souvent interrogé l’infini qui enveloppe ce monde comme un océan, et qui répond comme l’autre océan avec une voix solennelle et un éternel murmure.

On a plus d’une fois comparé le démon de Milton avec celui de Dante; David Masson nous présente une comparaison du même genre, mais à sa manière, c’est-à-dire en psychologue plutôt qu’en artiste, et c’est là-dessus qu’il vaut la peine de s’arrêter. Le démon de Dante est horrible à voir; il a trois faces et de grandes ailes velues comme une gigantesque chauve-souris. C’est le diable des visions dans un poème qui est lui-même une vision; il serait ridicule, si l’on songeait à rire d’une vision et d’une foi profonde comme celle de Dante. Shakspeare a-t-il fait un portrait du démon? Je le crois : il s’appelle Glocester ou Richard III. Il est méchant avec délices, et il est méchant parce qu’il est monstrueux[1]. Ainsi que Dante, Shakspeare a voulu lier et enchaîner ensemble la laideur physique et la laideur morale. Bien autre est la conception de Milton : son démon, qui est parfaitement beau, est un problème moral aussi curieux que l’imagination même du poète. Comment se fait-il qu’il y ait un tel amour du beau avec un tel puritanisme? Admirable exception qui suffirait à elle seule pour démontrer la liberté de l’âme humaine malgré tant de systèmes préconçus sur la toute-puissance des circonstances! Mais la conception plastique n’est pas le sujet dont M. Masson nous entretient. Il prend, si je puis dire, les trois démons de Luther, de Milton et de Goethe, et il en fait l’analyse psychologique, comme s’ils étaient trois personnages différens.

Le démon de Luther n’est pas seulement un être réel, c’est un adversaire perpétuel, qu’il rencontre partout et qu’il coudoie, qu’il frappe et qu’il chasse, mais sans le voir. Ce démon ressemble à un

  1. Voyez Richard III, acte Ier, scène Ire et IIIe.