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« À ce moment, tout ce qui restait de Jerrold était enfermé dans le cercueil de plomb auquel le cimetière ouvrait ses portes. Au passage du cercueil, on voyait, parmi ceux qui tenaient les coins du poêle, Dickens, sa tête de génie découverte et penchée, les cheveux agités par le vent. Bien près de lui et par derrière venait Thackeray, et comme la lente procession montait jusqu’à la chapelle, la foule venant la grossir par deux et par trois, et la prolongeant ainsi sans cesse, on voyait du bas la tête de Thackeray s’élevant au-dessus de toutes les autres, comme la tête de Saül au-dessus du peuple. Ils montèrent ainsi jusqu’à la petite chapelle, et quand le service des morts fut terminé, ils descendirent d’un autre côté, vers la place où sur le bord d’une allée, en face de la pierre sépulcrale de Blanchard, la tombe de Jerrold était ouverte[1]. Là les dernières paroles furent lues, le cercueil descendu dans la fosse, et avec tous les autres assistans les deux hommes illustres lui dirent adieu dans un dernier regard. Alors Jerrold, mort à l’âge de cinquante-quatre ans, fut laissé dans sa solitaire demeure, où les pluies du ciel devaient désormais tomber, où les nuits devaient passer sur sa tête, et seulement çà et là quelque promeneur, par un beau jour, s’arrêter curieusement... Et la troupe funéraire se dispersa de nouveau dans le tumulte de Londres. Parmi ceux que la tombe renvoyait ainsi à la vie étaient les deux hommes dont nous parlons aujourd’hui, l’un ayant quarante-cinq ans, l’autre quarante-six. Pourquoi ne pas remercier le ciel que la grande cité possède encore deux hommes de ce prix, et les voie traverser ses rues? Pourquoi établir des comparaisons trop curieuses entre eux? »


Les comparaisons allaient cependant leur train. Que faire à cela? L’Angleterre a toujours eu sa rose blanche et sa rose rouge, ses cavaliers et ses têtes-rondes, ses tories et ses whigs, son ministère et son opposition, ses majorités et ses minorités. Elle semble vouée au dualisme, et avec un bonheur qui est peut-être une sagesse, elle n’a jamais exclu, ni exilé, ni écrasé le parti vaincu; elle n’a jamais passé tout entière d’un parti à l’autre, d’un enthousiasme à l’autre. Ses évolutions littéraires ressemblent en ce point à ses évolutions politiques. Aussi peut-on tenir pour certain, quand il s’agit de l’Angleterre, que saisir une note dominante, une voix qui couvre les autres, une opinion, une renommée qui triomphe, sans tenir compte des notes, des voix, des opinions, des renommées, qui sont en désaccord et en opposition avec elles, c’est s’exposer à des erreurs inévitables.

Et c’est ce qui arrive encore en philosophie, car les leçons de M. David Masson nous rendent au vrai, et non sans vivacité, la lutte entre la doctrine de M. Mill, si répandue dans le monde, et la doc-

  1. Douglas Jerrold avait été midshipman dans la marine royale; sa santé l’avait forcé de quitter la mer. C’est pourquoi David Masson le compare à un petit Nelson dans la discussion. Il fut auteur dramatique, journaliste et conteur très spirituel. Il dut sa renommée populaire surtout à ses drames, joués dans les petits théâtres. Laman Blanchard était son camarade et ami.