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de l’enclos. J’y mène se désaltérer la bonne bête. J’examine ensuite le petit bosquet qui m’offre ce refuge hospitalier contre la chaleur. C’est ce qu’en Normandie on appelle une cour, c’est-à-dire un enclos planté d’arbres, moitié verger et moitié prairie, avec les arbres des tropiques au lieu du pommier monotone. Un tronc noueux et robuste se dresse à côté de la ferme, étendant à six pieds de terre un immense parasol d’ombre et de verdure. En face s’ouvre dans le bocage une allée de cocotiers chargés de fruits, qui se continue au-delà dans un taillis de bambous à touffes légères. Des manguiers à lourdes feuilles avec leurs masses sombres font des taches noires. dans la claire futaie. Enfin la mer, qui s’étend au pied de la colline penchante, laisse voir son rideau bleu à travers le fin duvet des bambous et les éventails élégans des palmes. Le site était calme, abrité, frais, souriant, bien fait pour le repos d’un homme fatigué. Je demande à dîner ; un paysan qui travaillait là m’apporte dans une écuelle de fer une soupe à l’oignon que je dévore. Ici commence le second chapitre de mes tribulations.

Jusque-là, je m’étais entendu avec mon hôte par des signes plutôt que par des paroles : mon espagnol lui semblait incompréhensible, et le sien me semblait barbare. Il m’avait accablé pendant une heure de beaux complimens à la mode du pays, s’excusant de me donner si maigre chère et de m’offrir une si mesquine hospitalité. Il y avait, disait-il, une tienda dans le voisinage où j’aurais trouvé un bien meilleur dîner. Ne sachant comment répondre à tant de politesse, et après l’avoir remercié sur tous les tons, j’eus recours à ma bourse pour exprimer plus éloquemment ma reconnaissance et mettre fin, s’il était possible, à son zèle obséquieux. Alors il me déclare, en dépit de mes protestations, qu’il s’en va au cabaret voisin m’acheter des provisions. Avant que j’aie pu m’expliquer, il enfourche mon cheval, et le voilà parti. Une heure s’écoule et le cheval ne revient pas. Un secret malaise commence à se glisser dans mon âme. Surviennent le fermier lui-même et un mayoral de la plantation voisine, personnage à mine fière, l’épée au côté, maniant d’un air princier un beau cheval blanc. Nous échangeons les courtoisies d’usage, après quoi je m’informe de mon cheval, et je leur communique mes craintes. La chose était compliquée, difficile à dire, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à me faire comprendre. J’estropiais le français, l’italien, pour improviser avec des terminaisons espagnoles une espèce de langue barbare. Ils me comprirent à demi-mot, et je les vis qui échangeaient entre eux des signes de doute. Ainsi vous n’avez pas vu mon cheval ? — Non, señor ; non ; mais soyez tranquille, il reviendra tout à l’heure, ahorita. — Ne l’a-t-on pas volé ? — Non certes, ne craignez rien.