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rien à remarquer, si ce n’est qu’elle « interrompt la navigation. » Au XVIIe siècle, quelques auteurs, La Fontaine et Fénelon, aiment la campagne, et nous décrivent surtout les beautés aimables des prairies et des ruisseaux ; mais la grande nature leur est inconnue. Rousseau en a été à la fois le peintre et le révélateur.

Un autre sentiment que Rousseau a également introduit dans notre littérature, c’est la mélancolie. La mélancolie, dira-t-on, est un sentiment de décadence : c’est un sentiment qui naît de la vue des ruines, du doute, du dégoût de la vie, c’est donc un sentiment peu viril et sans beauté. Je réponds : il y a sans doute une mélancolie de décadence et de faiblesse, mais il y a aussi une mélancolie éternelle, très convenable au cœur humain, composée à la fois, comme l’a très bien défini M. Nisard, « d’amour et de dégoût de la vie, » du sentiment de la vanité des choses uni à un désir insatiable d’être et de vérité ; c’est le sentiment que l’âme éprouve en présence du problème de sa destinée, comme le disait M. Jouffroy. Ce sentiment ne se rencontre guère aux époques réglées, il a peu de place aux époques de dissolution et de désordre. Il naît à l’approche des ruines ou après elles. Rousseau est le premier écrivain du XVIIIe siècle qui l’ait connu. M. Nisard en fait honneur à Chateaubriand. Il admire dans René, et en toute justice ; mais n’est-ce pas à Rousseau qu’il doit son origine ? Les Lettres à M. de Malesherbes, les Promenades d’un rêveur solitaire, quelques pages des Confessions, ont donné les premières notes de ce chant plaintif que depuis nous avons entendu si souvent retentir, et que les générations froides et positives d’aujourd’hui commencent à dédaigner.

Il y a encore dans Rousseau un autre sentiment original et personnel, mais durable et fécond : c’est le sentiment des beautés chrétiennes. Sans doute Rousseau était en dehors de la foi orthodoxe. Néanmoins, dans l’incrédulité de son siècle, avoir eu un sentiment si juste et si élevé du christianisme, n’est-ce pas le signe d’une âme largement douée pour le beau ? Et ce n’est pas comme Chateaubriand la beauté poétique et littéraire du christianisme qui a touché Rousseau, c’est la beauté morale. « L’Évangile parle à mon cœur, » disait-il. Quel beau mot ! combien il est profond et touchant ! Quelles que soient les destinées des croyances dogmatiques, il y aura toujours des hommes qui pourront dire : « L’Évangile parle à mon cœur. » Ceux-là seront de race chrétienne, lors même qu’ils ne croiront pas à tout ce que croient les fidèles. Leur cœur sera avec le Christ, lors même que leur esprit est avec Descartes ou avec Kant. Avoir trouvé un nouveau sentiment chrétien séparé du dogmatisme, c’est encore une des nouveautés heureuses et bienfaisantes de Jean-Jacques Rousseau. C’est là une nouveauté