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de main d’homme. Ce sont les routes les plus commodes et les plus fréquentées de la colonie ; aussi est-ce par eau que le nouveau-venu la visite le plus souvent, sur ces petites canonnières qui, après avoir été, comme nous l’avons dit, les agens les plus actifs de la conquête, servent aujourd’hui à établir la communication entre nos différens postes. Ces voyages ont une physionomie à part. A jour et à heure fixes, les canonnières quittent Saigon pour rayonner vers les principaux points des provinces, le pont abandonné au plus pittoresque encombrement. On y vit en plein air, on y mange de même, et la journée s’écoule gaîment de relâche en relâche, dans une navigation tranquille qui ressemble à une promenade. Pour les petites garnisons des postes disséminés dans le pays, la venue de ces courriers marque les jours de fête : on en épie au loin la fumée au-dessus des arbres, et l’on attend impatiemment le coup de sifflet aigu qui les signale au dernier coude, pour faire pousser le canot envoyé à leur rencontre ; mais la canonnière le plus souvent se borne à stopper sans mouiller, et à peine a-t-on le temps, en se serrant la main, d’échanger à la hâte les nouvelles de la semaine. Quelques minutes après, tandis qu’elle disparaît derrière les arbres, on revient lentement au poste reprendre le cours interrompu de l’existence journalière, trop heureux lorsqu’une ou deux fois par mois on y peut rapporter des lettres de France. Malgré leur isolement, ou peut-être en raison même de cet isolement, les habitans de ces postes ne tardent pas à trouver une sorte de charme particulier à cette vie si anormale au premier abord. Outre que cette uniformité se prête à l’étude, on y a la liberté de savourer à loisir toute la somme des jouissances terrestres, habituellement interdites au marin : on y mange des légumes de son jardin, des œufs de sa basse-cour, du gibier de sa chasse ; chef militaire, on apprécie fort une indépendance d’allures que ne comporte guère abord le retour périodique du quart ; chef civil, on se sent fier du prétoire où l’on règle en magistrat les différends entre les indigènes des villages voisins. Sancho n’était pas plus roi dans son île. Quelle charmante thébaïde n’est pas le poste de Tay-ninh avec les magnifiques forêts qui l’entourent de toutes parts ! Et-dans un autre genre qui pourrait oublier le fort de Thu-dau-mot, n’eût-il fait que l’entrevoir, ce monticule planté de banyans centenaires dont les branches se tordent en tous sens, ce pont bombé en demi-cercle jeté sur une rivière sans eau, cette verte pelouse, ces allées tournantes, cette pagode au toit rouge, aux peintures étranges, aux ignés tourmentées, et ce kiosque fantastique dominant le fleuve ? On dirait un des paysages impossibles que la bizarre imagination des Chinois figure sur la porcelaine. Certains officiers ont ainsi vécu dans ces postes sur leur demande, non pendant des mois, mais