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la seule générosité de M. Bastian de recouvrer l’équivalent de la valeur perdue. M. Bastian ne paraît pas croire que l’opération des voleurs ait eu avec la visite du prince un autre lien que celui d’une malencontreuse simultanéité. Cet épisode prouve cependant qu’on est exposé à d’étranges mésaventures et à de singulières coïncidences dans le palais du roi de Birma.

Malgré les rapports qui s’étaient établis entre le voyageur et un grand nombre d’habitans de la ville royale, il excitait toujours un profond étonnement à cause des études qu’il faisait marcher de front avec ses devoirs de société. On ne pouvait comprendre ces habitudes studieuses unies à cette vie mondaine, un goût si prononcé pour l’Abhidhamma sans l’habit monastique et la retraite du cloître. M. Bastian travaillait avec ardeur ; il engagea des scribes qui lui copiaient des livres. Lui-même les lisait, et le roi, fidèle à la promesse qu’il avait faite, ne tarda pas à lui envoyer un maître qui réunissait les qualités de l’homme de cour et celles du savant. Ce digne précepteur déploya le plus grand zèle pour l’instruction et l’éducation de M. Bastian, veillant à la bonne tenue de son disciple autant qu’à l’accroissement de ses connaissances. Ainsi il lui fit avec plus de constance que de succès des représentations sur la manière peu respectueuse dont il traitait les livres : tout livre, l’abécédaire lui-même, est presque un objet de culte et d’adoration chez les Birmans ; il n’est pas jusqu’aux tablettes à écrire, préparées pour recevoir des caractères, qu’on ne doive traiter avec égard. Les élèves sont dressés à s’incliner les mains jointes devant leurs livres avant de commencer à lire. Naïf et expressif hommage rendu au savoir et à l’étude !

Le roi avait été jusqu’à tracer un plan d’études, conçu entièrement dans le système birman, tout rempli de vains et fatigans exercices de mémoire auxquels l’intelligence reste étrangère ; il aurait, pour être suivi, exigé des années. Aussi ce plan ne convenait-il guère à M. Bastian, qui, n’ayant à disposer que de peu de temps, avait besoin d’une méthode expéditive, et n’aurait pu d’ailleurs, en aucun cas, s’astreindre au régime intellectuel des Birmans. Il le rejeta donc, et par là mit son précepteur dans le plus grand embarras : un roi de Birma n’agit ni ne parle jamais en vain ; chez lui un désir est un ordre. Le mot désir n’existe même pas dans le langage royal. M. Bastian parvint à démontrer à son précepteur et à son prince l’impossibilité où il était de se soumettre à de pareilles exigences, et la nécessité de s’instruire d’après son plan à lui, non d’après celui du roi. La difficulté était de faire entrer le monarque dans les vues de M. Bastian, ou de passer par-dessus les ordres de sa majesté. On prit le parti d’agir sans parler : les