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n’a qu’un tort, c’est de reposer sur des données superficielles. Ceux qui le tracent n’ont avec l’atelier que des points de contact fugitifs ; ils n’y vivent pas, ne peuvent vérifier l’esprit qui y règne, et se contentent de vagues paroles : rien n’est moins concluant. Pour juger les ouvriers, il faut recourir à des informations plus sûres, s’il en est de telles, chercher ce qu’ils pensent et non ce qu’on pense d’eux dans le monde lettré. Est-ce une recherche impossible ? Non ; il existe des documens, des actes publics. De loin en loin, les ouvriers prennent la parole ou la délèguent à quelques-uns des leurs. Le mandat est plus ou moins libre, plus ou moins régulier ; mais ceux qui s’en prévalent sont, à tout prendre, des hommes du métier, ayant qualité pour raconter ce qui se passe sous leurs yeux, pour traduire des opinions ou des sentimens qu’ils partagent. Si ce n’est pas l’entière réalité des faits, c’est ce qui s’en rapproche le plus, et, de toutes les interprétations, assurément la plus probable. Voyons à quoi elle aboutit et quelles conclusions on est fondé à en tirer.


I

En deux circonstances, les ouvriers se sont expliqués sur ce qui les touche par l’intermédiaire de ce qu’on peut nommer leurs fondés de pouvoirs. Le premier manifeste de ce genre remonte à l’exposition de Londres en 1862. On était au lendemain de la mise en vigueur du traité de commerce avec l’Angleterre, et il avait paru opportun de rapprocher les hommes en même temps qu’on rapprochait les produits. Il fut décidé qu’une députation choisie dans les ateliers de Paris franchirait la Manche pour figurer dans ces imposans comices de l’industrie. L’idée n’était ni sans grandeur, ni sans utilité ; le but essentiel qu’on s’était proposé fut pleinement atteint. Les délégués purent voir les machines à l’œuvre, en étudier les organes, prendre note des perfectionnemens. En même temps il s’établissait entre eux et les ouvriers anglais les relations qu’amènent les devoirs de l’hospitalité. Il y eut des banquets, des toasts et, ce qui était d’un plus grand profit, des visites en commun dans les fabriques. Malgré la différence des langues, les moyens d’entente ne manquèrent pas. Des éclaircissemens furent fournis sur les secrets des ateliers, les impressions qui y dominaient, le régime auquel ils étaient soumis. De part et d’autre, comme point capital, on compara les tâches et les salaires à tous les degrés de la main-d’œuvre. De retour en France, les délégués livrèrent à la publicité le détail de leur enquête, et ils le firent en vertu d’un mandat formel. Ils avaient été librement élus par leurs camarades, sur une invitation officielle ; ils étaient donc mis en demeure de rendre compte de