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Malgré ses pertes, il était plus fort encore que l’ennemi qui se tenait là devant lui, ferme et comme agressif. Allait-il, se reconnaissant vaincu et abandonnant Lissa et le champ de bataille, infliger à son pays une de ces incurables hontes dont le venin toujours renaissant mord au cœur les nations jusque dans les rangs les plus infimes et qui ne se lavent que dans des torrens de sang ? ou bien, s’inspirant de son désespoir, irait-il exposer à de nouveaux désastres ces bâtimens et ces équipages dont il avait mal auguré tout d’abord, et qui, sous sa déplorable direction, n’avaient que trop justifié ses défiances ? Ah ! si le député Boggio se fût encore trouvé là pour lui souffler son enthousiasme aveugle, sa foi dans les destinées de l’Italie, nul doute qu’il n’eût tenté de nouveau la fortune des combats ; mais cet homme inspiré, l’âme vivante de l’expédition, avait disparu avec le Re-d’Italia dans les profondeurs de l’Adriatique, ne laissant que le souvenir, déjà presque effacé aujourd’hui, de cette éloquence toujours prête, de cette humeur satirique, de ces sarcasmes poignans dont il a si souvent ému la chambre des députés de Turin et de Florence. Chose étrange ! sa voix semble en ce moment sortir des entrailles de la mer pour témoigner à décharge de l’amiral Persano. Parmi les épaves du Re-d’Italia, les vagues ont rejeté sur la côte autrichienne le portefeuille où, la veille même encore, il déposait ses émotions aux scènes pour lui si nouvelles de l’attaque de Lissa, et ses lettres brûlantes, dont nous avons cité quelques fragmens, seront le plaidoyer le plus puissant dans la cause de l’amiral, dont il fut lui-même la plus réelle justification. L’amiral Persano voulut se flatter qu’il aurait assez fait pour l’honneur de l’Italie en se tenant quelque temps près du lieu de la bataille. Ainsi qu’un chacal forcé de se retirer d’une proie dangereuse, s’écartant et se rapprochant alternativement tant que dura le jour, la flotte italienne s’éloigna lentement ; enfin, couvrant sa honte des ténèbres de la nuit, elle fit route droit sur Ancône, où la réprobation universelle accueillit son chef.

L’amiral Tegethof ne s’avisa pas de renouveler une lutte si inégale où il eût dû périr tout entier. Quand les navires ennemis s’effacèrent successivement à l’horizon de la mer, il fit entrer son escadre dans le port San-Giorgio, le cœur gonflé de joie d’y voir flotter encore le drapeau de sa patrie, qu’il venait de couronner d’un nouveau lustre. Lissa délivrée, la puissante expédition de l’Italie renvoyée flétrie sur ses côtes, alors que dans son énergique résolution il ne croyait que se dévouer à un désastre presque certain, son but était dépassé, et quoique les flots de l’Adriatique eussent englouti les trophées de sa victoire, il devenait tout à coup, noblement et légitimement, une des gloires de l’empire, le héros