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Bastille. Le siècle s’en va. Des enfans de Mme de Sévigné, l’un, Mme de Grignan, est toujours la reine de Provence, mais la ruine commence à entrer dans cette maison fastueuse ; l’autre enfant, Charles de Sévigné, s’est rangé tout à fait. Il vit en gentilhomme au foyer domestique, de plus en plus enclin à l’austérité, en attendant de se faire anachorète. Elle-même, l’aimable femme, elle fait comme tout le monde, comme son siècle, elle vieillit.

Ce n’est pas que la gaîté l’abandonne ; mais elle commence à trouver, quand elle se promène, que les feuilles sont moins épaisses et laissent plus aisément passer la pluie qu’autrefois. Elle sent qu’elle a besoin de ménagemens, « Ne soyez point en peine de ma solitude, je ne la hais pas… J’ai soin de ma santé… Je suis devenue sage… » Sans avoir rien de morose, la vie des Rochers en ce dernier séjour semble ne plus avoir tout le mouvement du temps passé ; elle prend une certaine teinte de gravité et de douce monotonie. « Vous voulez savoir noire vie, ma chère enfant ; hélas ! la voici. Nous nous levons à huit heures, la messe à neuf. Le temps fait qu’on se promène ou qu’on ne se promène pas, souvent chacun de son côté. On dîne fort bien. Il vient un voisin, on parle de nouvelles. L’après-dînée nous travaillons, ma belle-fille à cent sortes de choses, moi à deux bandes de tapisserie… A cinq heures, on se sépare, on se promène ou seule ou en compagnie. On se rencontre à une place fort belle ; on a un livre, on prie Dieu, on rêve à sa chère fille, on fait des châteaux en Espagne, en Provence, tantôt gais, tantôt tristes… Nous avons eu du monde, nous en aurons encore, nous n’en souhaitons pas… Enfin, ma fille, c’est une chose étrange comme avec cette vie tout insipide et quasi triste les jours courent et nous échappent, et Dieu sait ce qui nous échappe en même temps. Ah ! ne parlons point de cela. J’y pense pourtant ! ,.. » Voilà le pressentiment qui la gagne et l’envahit malgré elle. Ce n’est point aux Rochers cependant, et ce n’est que quelques années après, en Provence, que, subitement attaquée de la petite vérole, elle mourait presque seule, à demi abandonnée dans le vaste château de Grignan, n’ayant pas du moins la suprême joie de voir à son chevet sa fille, qui était pourtant sous le même toit, et se disant peut-être que, si elle était en Bretagne, son fils serait auprès d’elle. Le 3 octobre 1690, elle avait quitté les Rochers pour n’y plus revenir. Depuis on ne l’a plus revue que comme j’ai cru l’apercevoir l’autre jour, ombre errante, fantôme léger et insaisissable ; mais en s’enfuyant elle a laissé dans ces bois, comme elle a laissé dans l’histoire de l’imagination et de l’esprit, la trace, l’éblouissante trace de son passage.


CHARLES DE MAZADE.