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encore dans le garde-meuble du vieux drame un de ces Shylock graisseux, redoutables et profonds, hommes de génie et goujats, qui reçoivent chez eux, rue Mouffetard, toute une clientèle de gentilshommes et de dames comme il faut. Celui-ci, créancier sur un viveur du grand monde, le comte Armand de Bray, d’une somme importante, n’a chance de rentrer dans ses fonds que par le mariage de son débiteur avec quelque riche héritière. Il en avait une sous la main, la cousine même de M. le comte, qui maladroitement n’a pas su se faire agréer, et cette jeune fille est sur le point d’épouser l’avocat Berteau. C’est au moment où il désespère que notre usurier se trouve possesseur de la lettre, irrésistible talisman qui le sauve, car à l’aide de cette lettre il va troubler la conscience du scrupuleux jeune homme, qui, bien entendu, se laissera faire ; il l’obligera de renoncer à sa fortune, de rompre son mariage au moment d’être consommé, et l’héritière une fois séparée de l’homme qu’elle aime, rien ne sera plus facile, comme cela s’entend de reste, que de lui faire épouser sans délai celui qu’elle a déjà éconduit une fois.

Il faut convenir du moins que dans la pièce de M. Vacquerie les caractères sont remplis d’imprévu ; leur manière d’agir déconcerte à chaque pas toutes les prévisions. Vous êtes plus heureux que nous, si vous avez eu l’heur de rencontrer jamais rien qui ressemble à ce viveur endetté qui est l’homme spirituel et gai de la pièce. M. Vacquerie ne le donne pas pour un type de vertu, encore moins pour un gredin ; il prétend en faire un galant homme, discret et beau joueur. Et comment se conduit ce galant homme ? L’usurier que vous savez et qu’il vient d’accabler de son mépris, voilà l’homme qu’il charge de négocier et de mener à bien l’importante affaire de son mariage avec sa cousine. Vous pensez qu’au moins il s’informera des moyens qu’un tel négociateur compte employer, et qu’il prendra contre lui des garanties. Il voudra savoir ce que contient la lettre qu’il vient de voir entre ses mains, et s’assurer qu’elle ne doit servir d’arme contre personne. La prudence, à défaut de l’honneur, commande ces précautions avec un pareil coquin. Pas le moins du monde. Il se contente de défendre fièrement à l’usurier de porter atteinte à l’honneur d’une femme ; cela dit, voilà sa gentilhommerie satisfaite, et dès ce moment il se prête à tout,. protège le drôle de sa présence, l’aide dans ses manœuvres, se fait son introducteur et son garant ; puis, quand le coup est manqué, il s’étonne qu’on ait fait de lui le complice d’une mauvaise action.

Nous renonçons aux objections par respect pour le lecteur ; mais il faut qu’il épuise avec nous le calice des inventions de M. Vacquerie. Il se demande apparemment comment après tout un jeune homme bien né, loyal, distingué dans une profession qui conduit souvent à la richesse, ne peut épouser une jeune fille qui l’aime, et cela uniquement à cause d’une perte de fortune que mille accidens peuvent expliquer d’une manière plausible. Notez que celui dont il doit épouser la fille est le plus tendre des pères et le plus désintéressé des hommes. Voici le mystère. Le colonel Torelly a perdu