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sir. Une nuit pourtant, les guetteurs de mer virent distinctement une voile qui se gonflait à l’horizon sous un fort vent d’ouest. Ils cinglèrent dans la même direction, et quoique le ciel fût assez noir pour réjouir le cœur d’un contrebandier, ils ne tardèrent point à atteindre l’embarcation fugitive. Ce fut une attaque en règle; au moment où l’on était sur le point d’en venir à l’abordage, un coup de feu qui parut avoir été tiré par un mousse annonça que l’équipage était résolu à se défendre. La brigantine fut prise à la suite d’une assez vive résistance; mais quelle fut la surprise des assaillans lorsque, parmi le groupe des contrebandiers abattus et mornes, ils ne purent retrouver le jeune homme qui avait déchargé le pistolet, et qu’ils avaient pourtant bien aperçu à la lueur de l’éclair. Ce fut en vain qu’on le chercha au dedans et au dehors du navire; mais quelques jours après la mer rejeta dans une des anses de la Cornouaille le cadavre d’une femme habillée en matelot et sur le visage de laquelle le garde-côtes reconnut les traits de sa fiancée. Était-elle tombée à l’eau par accident, ou avait-elle volontairement enseveli dans les vagues la honte qui l’attendait, si elle eût été trouvée par son amant en si mauvaise compagnie? C’est un mystère qu’on n’a jamais pu éclaircir. Aujourd’hui de tels épisodes sont tout à fait inconnus, même sur les bords les plus sauvages des îles britanniques. Les gardes-côtes que j’ai interrogés m’ont invariablement répondu : « Il n’y a plus d’aventures. » Tout le monde s’en console aisément, si ce n’est peut-être le romancier anglais, qui a perdu là une mine assez fertile en intérêt. S’il fallait en croire des bruits sans doute calomnieux, le peu de contrebande qui se pratique à présent en Angleterre passerait surtout par les mains des agens du fisc. Les gardes-chasse ne sont-ils point de même, dans certains cas, les plus grands braconniers du royaume? Dieu nous préserve toutefois d’accueillir trop légèrement de telles accusations, démenties par les honnêtes figures et les mœurs simples de ces anciens marins, accoutumés à regarder la mort en face et à servir leur pays jusque dans les horreurs de la tempête!

Soumis à une discipline sévère, les gardes-côtes anglais composent à la fois une flotte et une armée. Leur service, qui s’étend tour à tour sur terre et sur mer, est en effet d’une nature amphibie. Leur flotte consiste en trente-huit vaisseaux de guet, watch vessels, une douzaine de navires attachés aux différens districts, district ships, et quarante-huit croisières. Pour tenir le personnel en haleine, on envoie alternativement deux hommes de chaque station se retremper en quelque sorte dans leur ancien élément et se refaire la main à l’art de la navigation. Ils vont ainsi croiser le long des côtes aussi loin souvent que du comté de Norfolk aux rochers de l’Ecosse.