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de privilèges avec la noblesse, la conquête introduisait à Rome un nombre croissant d’étrangers qui, acquérant le titre de citoyens, se fondaient dans le peuple et le dénaturaient. En même temps le contraste des grandes et des petites fortunes allait croissant, la classe pauvre devenait plus nombreuse et celle des riches diminuait; quelques familles ne tardèrent point à posséder tout le sol de l’Italie avec les millions d’esclaves qui le cultivaient, ou qui y exerçaient les industries et les métiers. Le peuple, avili par la pauvreté, n’eut plus qu’un seul bien qui lui appartînt en propre, le droit de suffrage : ce bien, il le vendit. Ainsi s’élevèrent ces meneurs du peuple, qui furent ses acheteurs, mais non ses représentans, et qui, après avoir dompté la noblesse par le suffrage populaire, devinrent maîtres du peuple à son tour. Aussi le peuple romain n’eut d’orateurs à lui que pendant les années où la fonction tribunitienne lui appartint exclusivement. Quand les tribuns du peuple eurent commencé d’être pris dans la noblesse, le peuple, en quelque sorte désarmé, mit tout son espoir dans les ambitieux qui semblaient prendre en main sa cause. Un jour vint où la nation tout entière abdiqua entre les mains d’un seul homme, qui fit succéder à l’aristocratie mêlée du sénat une sorte de démocratie ou, pour mieux dire, d’ochlocratie impérialiste. « Lorsqu’après la défaite de Brutus et de Cassius, dit Tacite (Ann., I, 2), la cause publique fut désarmée, Auguste abdiqua le nom de triumvir, s’annonçant comme simple consul, et content, disait-il, pour protéger le peuple, de la puissance tribunitienne. Quand il eut gagné les soldats par ses largesses, la multitude par l’abondance des vivres, tous par les douceurs du repos, on le vit s’élever insensiblement et attirer à lui l’autorité du sénat, des magistrats, des lois. Nul ne lui résistait : les plus fiers républicains avaient péri par la guerre ou par la proscription ; ce qui restait de nobles trouvaient dans leur empressement à le servir honneurs et opulence, et comme ils avaient gagné au changement des affaires, ils aimaient mieux le présent et sa sécurité que le passé avec ses périls. Le nouvel ordre de choses ne déplaisait pas non plus aux provinces, qui avaient en défiance le gouvernement du sénat et du peuple à cause des querelles des grands et de l’avarice des magistrats, et qui attendaient peu de secours des lois, impuissantes contre la force, la brigue et l’argent... La révolution était donc achevée : un nouvel esprit avait partout remplacé l’ancien, et chacun, renonçant à l’égalité, les yeux fixés sur le prince, attendait ses ordres. »