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d’empire; soutenu par un plus grand nombre d’hommes, il acquiert par degrés le calme que donne la victoire. Quand il a triomphé, le moment décisif, la crise, comme disaient les Grecs, est passée; il n’y a plus à craindre de mouvemens populaires désordonnés, ni de malheurs irréparables. Ainsi l’éloquence politique est nécessairement une lutte, et plus elle est libre, moins les changemens dans la législation et les lois de circonstance sont à redouter. Comme tout le monde est prévenu longtemps à l’avance de ce que l’avenir doit apporter, on s’y prépare de longue main, les discussions éloquentes des assemblées éclairent d’une lumière de plus en plus vive la route à parcourir et le terme où elle aboutira; ce terme, on l’envisage sans illusions, c’est-à-dire sans folles espérances et sans vaines terreurs. Les uns se préparent à l’atteindre pour en jouir, les autres à le subir impunément; personne n’est pris à l’improviste, et, comme dit Bossuet, « ne laisse à la fortune rien de ce qu’on peut lui ôter par raison et par prévoyance. » La lutte qu’il a fallu soutenir s’est étendue sur un long espace de temps, et les passions qu’elle a soulevées ont perdu en intensité tout ce qu’elles ont gagné en durée. Ç’a été l’œuvre de la parole publique.

Il ne faut pas s’y tromper, les élémens du problème sont parfaitement saisissables. Pour peu qu’on ait de philosophie, on sait que dans un peuple une somme d’intérêts lésés ou satisfaits est représentée par une somme proportionnelle de sentimens hostiles ou favorables, et cette dernière somme l’est à son tour par deux forces antagonistes qui ne peuvent se détruire que l’une par l’autre. Comme elles sont limitées, plus on leur laisse de temps et d’espace pour se développer, plus leur lutte est facile; mais si, par un silence impossible à rompre, elles sont tenues séparées l’une de l’autre pendant le temps où elles s’engendrent, quand elles se sont accumulées, elles finissent par briser les entraves qui les retenaient, et se précipitent l’une contre l’autre avec une extrême énergie. A Rome, l’impuissance du peuple et la domination exclusive des patriciens causèrent ces tensions violentes de forces politiques qui pendant plusieurs siècles firent éclater presque chaque année des émeutes et de temps en temps d’horribles révolutions. Et chez nous qui rendit si meurtrière la grande révolution du siècle dernier, sinon la suppression de toute assemblée régulière et permanente sous Louis XIV et ses successeurs, l’absence de discussions légales et efficaces, la continuité d’un pouvoir arbitraire, l’accumulation sur la fin du siècle d’une force incroyable engendrée par des besoins physiques et moraux non satisfaits? C’est une chose très sage au contraire, surtout dans un état presque aristocratique, que ces assemblées qui, sous le nom de meetings, réunissent souvent en Angleterre des milliers