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sitions pour combattre l’ennemi que d’ignorer ses titres et sa force. Fermer les yeux au présent et s’attacher à de vieilles histoires, parce que ces histoires nous fournissent des argumens commodes, c’est s’exposer aux plus tristes déconvenues. Telle est précisément l’erreur de M. de Vitzthum, telle est aussi la faute commise depuis une vingtaine d’années par la cour de Dresde quand on s’est obstiné à confondre le passé et le présent de la nation prussienne.

Il y a plus : M. de Vitzthum ne s’est pas aperçu qu’en dénonçant les méfaits de Frédéric II il mettait aussi en pleine lumière les fautes du gouvernement saxon. Frédéric s’est montré despotiquement brutal ; mais quelle faiblesse, quel abandon de soi-même, quel mépris du devoir chez ceux de qui dépendaient alors les destinées de la Saxe ! Qu’est-ce que ce roi de Pologne, épicurien honnête, fainéant débonnaire, qui abdique aux mains de son favori, qui se laisse tromper comme un Géronte, qui soupçonne à peine de quoi il s’agit dans la lutte de la Prusse et de l’Autriche, qui ne sait ni voir ni comprendre, qui se réveille enfin à l’heure suprême, à l’heure de la détresse et de la honte, pour se répandre en lamentations ? Qu’est-ce que ce favori, le comte de Brühl, occupé seulement d’entretenir la mollesse de son maître, homme de plaisirs avant tout, esprit vulgaire, insidieux, rampant, égoïste imperturbable au milieu des malheurs publics ? Bien que M. de Vitzthum, on devait s’y attendre, ait voulu laisser dans l’ombre cette partie de son tableau, il y a des instans où la vérité éclate. Un seul exemple suffira. Écoutez cette anecdote si tristement expressive. Au moment où le roi Auguste III était allé s’enfermer au camp de Pirna, le comte de Brühl avait si bien administré les finances que le trésor se trouvait à sec ; en face des nécessités qu’il était si facile de prévoir, point d’argent pour mobiliser les troupes, pour approvisionner le camp, pour armer la forteresse de Kœnigstein. Peu de temps après, c’est-à-dire pendant le blocus de Pirna, le roi de Pologne ayant eu l’occasion d’expédier je ne sais quel envoi à la reine, le comte de Brühl profita du même courrier pour faire parvenir à une chanteuse de l’opéra nommée Albuzzi une somme de 4,000 ducats. Or le messager confondit les deux cassettes ; l’envoi destiné à la reine fut remis à la chanteuse, les 4,000 ducats furent remis à la reine. Dès que le message royal est ouvert, la princesse ne cache point sa joie ; l’or est devenu si rare à Dresde ! Pauvre joie, hélas ! et de courte durée : une heure plus tard, le courrier inattentif rapportait à la reine l’envoi qui s’était trompé d’adresse et lui redemandait la cassette de la chanteuse. L’échange n’était pas à l’avantage de la reine de Pologne ; l’opéra était mieux traité que le château. La reine rendit les ducats sans prononcer une parole ; seulement, étonnée de voir une telle somme employée de la sorte au milieu d’une pénurie