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d’aborder à l’endroit où l’on a détourné le cours du Sile. Là, je détacherai en éclaireur un de mes compagnons. La rivière lui servira de guide, puisqu’elle vient de Trévise ; mais il n’ira pas jusqu’à cette ville, qui est occupée par l’ennemi. Après trois ou quatre heures de marche, il trouvera mon domaine de San-Damaso, et il avertira mon fermier de ma prochaine arrivée. Quand il aura pris un peu de repos, on lui donnera une barquette et un garçon de ferme pour redescendre sur le Sile. Au bout de douze heures, s’il n’est pas revenu, j’enverrai un second émissaire par un autre chemin. En attendant, nous camperons comme nous pourrons, soit à terre soit dans notre gondole. Quand nous aurons découvert un passage libre, je partirai à mon tour, et mes compagnons retourneront à Venise. Alors j’organiserai des convois, et les cultivateurs de la Marche trévisane nous enverront leurs farines à la barbe des Autrichiens, non pas pour nos beaux yeux, mais par intérêt. Vous voyez donc que le succès de cette expédition est d’une importance incomparable.

— Et pourquoi ne réussirait-elle pas ? demanda un maçon.

— Il pourrait se faire, répondit Centoni, qu’un détachement de Croates fût campé au bord du Sile, que ma maison et mes fermes lussent incendiées ou pillées. Il faudra que mon éclaireur s’avance avec précaution, et quand il redescendra le cours de la rivière, il fera sagement de se coucher à plat ventre dans la barquette, s’il aperçoit des factionnaires sur la rive.

— Bien, bien, dit le maçon, je comprends.

Dunque, mes enfans, poursuivit Centoni, vous avez tous bon pied, bon œil ; que ceux d’entre vous qui désirent m’accompagner dans cette glorieuse mission lèvent la main.

Les assistans demeurèrent immobiles comme s’ils eussent été de marbre. Pas un d’eux ne leva seulement le petit doigt.

— Qu’est-ce donc ? dit don Alvise. Il me semble que personne ne bouge.

Caro sior, dit le crieur public, nous pensions qu’il s’agissait d’aller tous ensemble combattre à l’abri des remparts de Malghera, ou même d’enlever un poste d’Autrichiens et de ramener un convoi de vivres ; mais pour cheminer tout seul la’nuit en pays ennemi, tomber dans une embuscade et recevoir un mauvais coup sans pouvoir se défendre, on ne se sent pas pressé d’y courir. Nous sommes de pauvres habitans des lagunes, et ce sont là des dangers de terre ferme.

Les maçons prétextèrent leurs travaux ; d’autres s’excusèrent en disant qu’ils ne connaissaient point le pays, et qu’ils s’égareraient infailliblement. L’un était père de famille, l’autre venait de se marier. Une querelle s’éleva entre Matteo et Susannette, qui voulait faire partir son frère ; mais Matteo objecta que, s’il était pris, on