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Ainsi deux conditions sont nécessaires pour que la Russie développe ses transactions dans le Turkestan : il faut qu’elle éloigne la concurrence occidentale, et qu’elle établisse des ateliers de filature et de tissage sur les lieux mêmes où le coton est produit, afin de supprimer les frais de transport. La conquête de l’Asie centrale est le moyen le plus sûr d’obtenir ce résultat.

Les considérations que nous venons de présenter suffisent peut-être pour faire apprécier l’importance de la question turcomane. La Grande-Bretagne a dû naturellement, être la première à voir dans les progrès de la Russie en Orient un danger réel pour sa prospérité en Asie et même pour son influence en Europe ; mais ces progrès menacent peut-être de lui créer des embarras plus prochains. La domination anglaise dans les Indes, si profondément ébranlée par la révolte de 1858, pourrait bien se trouver de nouveau en péril. Tandis que les Tartares nomades, rapprochés de la famille slave par de nombreuses affinités, se soumettent volontiers à leurs maîtres actuels, et promettent de fournir bientôt d’excellentes troupes à l’empire russe, dont l’organisation militaire flatte leur humeur belliqueuse, l’Angleterre n’a pu, depuis plus d’un siècle, parvenir à s’assimiler les populations de l’Hindoustan.

Nous n’irons pas jusqu’à dire que la suprématie de l’Angleterre en Orient soit véritablement compromise : il serait certainement excessif de regarder dès à présent comme probable et prochaine la chute de son empire dans les Indes ; mais l’heure approche où une concurrence redoutable va lui disputer les marchés de l’Asie. Ce changement servira sans doute les ’intérêts matériels des populations asiatiques et par contrecoup des nations occidentales, qui, n’étant plus à la merci d’un seul pourvoyeur, bénéficieront de la lutte commerciale ouverte entre l’Angleterre et la Russie. — L’on pourrait s’en réjouir, s’il ne s’accomplissait en faveur d’un état dont l’esprit d’envahissement a plus d’une fois menacé l’équilibre européen. La possession de la Tartarie habilement exploitée, — et l’on sait que la Russie s’entend supérieurement à façonner les peuples asiatiques, — augmentera sa puissance militaire, et, en plaçant sous sa main des ressources nouvelles, lui fournira ce qui lui manque le plus aujourd’hui, l’argent. Aussi, bien que la France ne soit pas, comme la Grande-Bretagne, directement intéressée dans la question, elle ne saurait y demeurer indifférente. On peut se reposer sur l’Angleterre du soin de se défendre et d’opposer au besoin conquête à conquête ; pour nous, qui avons misérablement laissé tomber de nos mains la précieuse colonie des Indes, et qui n’avons plus maintenant le droit de jeter notre épée dans la