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lui d’exister. Imaginez ce chaos républicain dans les murs d’une ville de cent mille âmes; c’était une révolution en miniature, mais perpétuelle. C’était un navire en révolte partagé en deux camps, ensanglanté chaque jour par des querelles, où des ennemis mortels étaient contraints de vivre dans un petit espace et les uns en face des autres jusqu’à ce que les plus forts eussent jeté les plus faibles à la mer. Et le lendemain tout était à recommencer. Les haines politiques se tournaient bien vite en haines personnelles; comment imaginer que les vainqueurs supporteraient la présence des vaincus, dont ils avaient tout à craindre? De là la pratique régulière des exils en masse : la proscription devint une institution parlementaire de Florence. — Figurez-vous l’émigration de 1792 recommençant chez nous en 1795, en 1799, en 1814, en mars et en juin 1815, en 1830, en 1848, en 1852 ! Je ne dis pas assez : supposez une émigration nouvelle avec confiscation de biens et condamnations à mort à tout changement de ministère; au lieu d’une demi-douzaine de secrétaires-généraux et de directeurs destitués ou donnant leur démission, mettez des centaines, des milliers d’hommes de toute condition, avec leurs familles, fuyant la hache du bourreau et laissant leurs biens à piller, leurs maisons à détruire de fond en comble, toutes les fois que M. Guizot succédait à M. Thiers! Chacun à tour de rôle émigrait, perdait tout, était frappé de mort civile. Et ce n’était pas une balance entre deux partis tour à tour vainqueurs : sous le même nom de gibelins étaient confondues toutes les variétés d’opinions vaincues, de partis naufragés. Gibelin, chacun l’était plus ou moins un jour, c’est-à-dire était malheureux, maudit, jeté parmi les traîtres et voué à l’infamie. Tel était le sort de la minorité, la commune se séparait d’elle comme d’un membre gangrené; elle la rejetait de ses entrailles comme un poison mortel, ou plutôt les vaincus s’éloignaient spontanément, crainte d’une pire fortune, et on les disait sortis de la cité, fuorusciti. Les fuorusciti, voilà l’opposition dans ce gouvernement singulier, où l’on votait souvent avec le poignard et où les coups de majorité entraînaient la spoliation et les incendies. Il y avait une sorte de rappel à l’ordre tout à fait digne de ce régime parlementaire. Avant de jeter l’ennemi dehors, le parti vainqueur le déclarait suspect : c’est ce qui s’appelait l’avertissement, ammonizione. L’averti, privé des droits politiques, était une victime désignée à l’exil et à la confiscation.

Il y a de quoi s’étonner qu’avec un tel régime Florence soit demeurée une cité libre durant trois siècles et demi. Elle devait périr, elle ne s’est sauvée si longtemps que par sa merveilleuse énergie. Combien il en fallait pour résister à de si horribles saignées! Mais il n’y a pas d’énergie dont la richesse ne vienne à bout, et