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des mots et l’absence de flexions grammaticales; mais si l’on considère les deux langues qui forment pour ainsi dire les deux termes extrêmes de cette longue série, le turc et le chinois, on voit ressortir entre elles une différence profonde. Dans le turc, l’élément radical et l’élément formel sont nettement distincts l’un de l’autre, ne se mêlent pas, et sont toujours immédiatement séparables; de plus, dans la partie formelle d’un mot chaque syllabe a sa valeur constante et se compose de lettres dont la voyelle seule peut être modifiée par la réaction des syllabes voisines. On peut donc composer le dictionnaire de la langue turque de deux parties : l’une, qui serait la plus longue, offrirait les racines qui donnent aux mots leur valeur attributive; l’autre serait une simple liste des élémens formels et donnerait l’emploi de chacun d’eux dans la formation grammaticale des mots. Pour faire ces derniers, il suffirait de prendre la racine exprimant l’idée et de placer à côté d’elle les syllabes formatrices dont on aurait besoin. Ces syllabes se placent les unes près des autres comme des pièces de marqueterie ou des pions sur un damier, et composent des figures dont l’unité provient uniquement de la juxtaposition et de l’ordre des parties composantes. Soit par exemple la racine sev, qui exprime la notion vague d’aimer : avec er, on forme sever, qui veut dire aimant; avec im, on forme severim, qui veut dire je (suis) aimant, j’aime; avec mek, on forme l’infinitif sevmek, aimer; en intercalant ish, on forme sevishmek, s’aimer l’un l’autre; avec dir, sevischdirmek ; les faire s’aimer l’un l’autre, et ainsi de suite à l’infini. En changeant sev et en lui substituant une autre racine, on obtiendrait des mots ayant les mêmes formes extérieures, mais une autre signification. Or, dans tous ces mots turcs, les syllabes formelles n’ont en général qu’un rôle purement grammatical, et n’ont en elles-mêmes aucune valeur attributive, aucune signification; elles sont comme ais dans j’aimais, bam dans amabam, ta dans le sanscrit amvita, ambroisie. Entre ces langues et les langues à flexions, il y a donc cette analogie, que les mots y sont formés de deux élémens dont un seul a par lui-même une signification; mais il y a cette différence, que dans les idiomes tels que le turc ces élémens sont juxtaposés et ne subissent point d’altération.

Enfin, dans la langue chinoise, il n’y a plus de différence entre les élémens des mots : ils sont tous égaux entre eux, monosyllabiques et doués d’une signification complète. Il n’y a donc plus là que des élémens matériels, invariables, d’une inflexibilité absolue, et dont chacun est un mot de la langue ayant sa place dans le vocabulaire. Pour énoncer une idée complexe, une relation de temps, de lieu, de personnes, d’action, il faut recourir à deux ou à plusieurs de ces mots et les rapprocher les uns des autres dans un