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sentir assez l’importance. Il est en effet parfaitement sûr que chaque langue en vieillissant a perdu beaucoup de racines. Ainsi la langue du Véda en renferme qui n’existent plus dans le sanscrit ; le latin, le grec, le haut et le bas allemand en ont qui leur appartiennent en propre et qui ont été utiles pour la restitution de la langue zende, preuve qu’elles sont aryennes. Si cette perte des racines durait encore lorsque ces langues se sont séparées du tronc qui les a produites, on en peut certainement induire que ce phénomène existait auparavant et se produisait avec plus d’intensité. Chaque peuplade apportant ses mots particuliers au trésor commun, beaucoup de ces mots faisaient double emploi, et l’un de ces doubles était pour cela même abandonné. C’est ce que nous voyons se produire dans notre propre langue : la lecture des anciens auteurs français nous révèle une foule de mots tombés en désuétude et remplacés par d’autres qui souvent n’étaient pas moins anciens, mais qui se sont trouvés mieux en harmonie avec l’esprit général de notre langue. Beaucoup de ces mots oubliés sont encore usités dans nos provinces, où ils n’ont pas eu à lutter contre les mots venus d’ailleurs[1]. Les dialectes grecs ont subi la même loi : ils ne sont pas nés de la langue commune, c’est eux au contraire qui en se rapprochant ont formé cette belle langue que nous admirons dans Thucydide, Platon et Démosthène. Dans ce rapprochement, beaucoup de termes appartenant aux dialectes n’ont pu passer dans la langue commune, parce qu’ils y faisaient double emploi ; mais ils sont restés longtemps dans leurs provinces respectives, où quelques-uns se retrouvent encore. On peut donc constater clairement dans la formation des langues la grande loi que M. Darwin a, moins sûrement peut-être, reconnue dans celle des espèces vivantes : les mots luttent pour la vie comme les animaux et les plantes ; ce n’est pas toujours le plus fort qui l’emporte, c’est celui dont la constitution est le mieux en harmonie avec le milieu où il est engagé.

La seconde loi est celle de l’altération phonétique ; un exemple la fera comprendre. Le latin disait amare, amant, amabam ; le français dit aimer, ils aiment, j’aimais. Ainsi un changement s’est fait dans la racine am, dont le son s’est affaibli, et dans l’élément formel, dont les parties fondues ensemble ou amoindries sont devenues er, ent, ais. Ce phénomène a quelquefois été excessif : ce n’est pas seulement le français qui offre des mots tels que coing, venant de codogno, forme romane du grec kydônion ; je trouve dans le dialecte piémontais de Gênes et d’Alexandrie des mots tels que majo pour marito, aoava pour adorava, où les consonnes qui forment le

  1. Ainsi l’on dit en Normandie une reine (rana) pour une grenouille (ranuncula), clos l’us (claude ostium) pour ferme la porte, un picot (pea-cock) pour un dindon, etc.