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toutes les habitudes. Il se forme un à peu près de délicatesse, de dignité, de droiture, de légalité et même de liberté, un à peu près dont le caprice ou le besoin du moment est le régulateur. Les gouvernans trichent avec les lois pour dominer, les gouvernés eux-mêmes trichent avec les lois pour se garantir. La ruse, la servilité, l’esprit de transaction, deviennent des moyens de fortune ou de préservation.

De là je ne sais quel amalgame confus et artificiel où le lien moral d’une société se dissout, où le sens de la vie collective s’émousse, où il ne reste que l’instinct personnel, des atomes humains, des individus absorbés dans le soin de leur sécurité, de leurs jouissances ou de leurs intérêts, et il arrive ce que d’Argenson disait de son temps : « Jamais on n’a plus fait d’affaires qu’aujourd’hui; plus le temps est misérable dans le public, plus l’intérêt particulier se replie à gagner avec effronterie. » Il se peut que dans un monde ainsi fait, ainsi énervé et amolli, le despotisme royal soit plus à l’aise; il n’est gêné ni par la lumière accusatrice des débats publics, ni par les contrôles réguliers de l’opinion, ni par la virilité des mœurs, ni par l’inflexibilité des lois. Tout est si bien pulvérisé, bouleversé autour de lui, qu’il n’a plus aucune résistance sérieuse à craindre; il est libre et seul libre. C’est le moment, croyez-vous, où il va paraître dans la splendeur de sa force et de son activité bienfaisante! C’est au contraire le moment où éclate la radicale impuissance du pouvoir absolu, et sous ce rapport le règne de Louis XV est assurément un des exemples les plus étranges.

Parce que les libertés françaises n’existent plus, parce que l’autorité des parlemens est méconnue ou annulée, parce qu’on est réduit à chercher dans les gazettes étrangères les nouvelles du royaume, parce que tout se fait dans l’obscurité et le silence, ou, ce qui est peut-être plus trompeur encore, dans un demi-silence et une demi-obscurité, la royauté n’en est pas plus forte et plus réellement omnipotente. Les limites qu’elle ne trouve pas dans la saine et régulière activité du pays, dans la puissance avouée de la loi et de l’opinion, elle les trouve dans cette organisation même dont elle n’est que le prête-nom, dans les passions qu’elle déchaîne, dans les cupidités qu’elle fomente et qu’elle ne peut réprimer, dans les complicités intéressées qui la trompent, et lui « bouchent les yeux, » selon le mot de d’Argenson, — dans cette multitude de petites omnipotences qui s’élèvent à tous les degrés de la hiérarchie.

L’absolutisme est contagieux, il gagne de proche en proche du haut en bas de l’échelle. Le ministre gouverne pour lui, l’intendant de province gouverne pour lui, le moindre employé a son royaume, son indépendance. Chacun dans sa sphère se fait une petite auto-