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alors risquer ses piastres sur un tapis vert, où le croupier s’empressait toujours de donner les premières places aux oiseaux de passage ; mais ce dernier plaisir était à la veille d’être supprimé par le vice-roi.

Suez n’est vraiment curieux que vers le mois de février et de mars, à l’époque du pèlerinage annuel de La Mecque, alors que les fidèles y affluent de tous les pays musulmans du globe, afin de s’embarquer sur les bâtimens qui les conduiront à Djeddah. Leurs tentes, qui se pressent dans le désert aux portes de la ville, forment une immense Babel nomade de la physionomie la plus étrange, où le pêle-mêle des races est complet. Turcs et Maugrabins, Persans et Syriens, Albanais, Hindous, nègres du Soudan, et jusqu’à nos Arabes d’Algérie, qui viennent bravement se joindre aux autres avec la médaille de Grimée ou d’Italie en pleine poitrine. On y voit même de loin en loin quelques enfans perdus des hordes sauvages de l’Asie centrale, de ces Kirghiz indomptés qui se tiennent éternellement à l’affût entre l’Inde et la Chine en attendant qu’un nouveau Timour les mène à la curée. Mais ce passage était terminé depuis trois mois lors de notre arrivée, et comment d’ailleurs s’arrêter à Suez, lorsqu’à quelques heures de là les éblouissantes visions du Caire, la ville orientale entre toutes, vous attirent et vous fascinent ? L’unique train de voyageurs qui dessert cette portion de la ligne doit partir à deux heures, et franchir en quatre heures l’intervalle des deux villes, qui n’est que de 135 kilomètres. Fidèles aux souvenirs de l’inexorable discipline des chemins de fer d’Europe, nous montons en wagon à l’heure dite, heureux d’une combinaison qui nous permettait d’admirer de jour et à notre aise la classique horreur du désert ; mais nous avions compté sans la fantaisie turque qui devait présider au voyage, et ce ne fut qu’à l’heure où nous comptions arriver que le convoi se mit enfin en marche, après n’avoir cessé de se promener d’un bout de la gare à l’autre pendant quatre interminables heures d’attente. La nuit se faisait ; nous ne vîmes donc du désert que le profil confus de quelques collines sablonneuses, et il était onze heures du soir quand notre prison roulante nous déposa enfin à destination, affamés et maussades. Je sus depuis que ce régime était celui de chaque jour entre Suez et le Caire, peut-être afin de faire mieux sentir au voyageur le prix des magnificences qui l’attendent dans cette dernière ville. Il semble en effet qu’on ne doive jamais se lasser d’errer dans le dédale infini de ces rues étroites, fraîches et sinueuses, où l’œil s’égare comme la pensée, et d’y cheminer paisiblement sur ces merveilleux petits ânes d’Égypte qui se glissent si bien dans les foules les plus compactes, dans les bazars les plus remplis, en réalisant le sybaritisme idéal du flâneur le plus difficile. On s’oublie à suivre le défilé incessant de ces femmes voilées, de ces beaux Turcs