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grands frais ces ruineuses existences, et l’on ne voit que trop ce qu’il en coûte au navrant spectacle qu’offre n’importe quel village de fellahs avec ses huttes plates à fleur de terre, en boue pétrie et séchée au soleil, véritables clapiers à peine suffisans pour le bétail qui y vit pêle-mêle avec la famille. Le fisc envahit tout, absorbe tout, prend tout. Le vice-roi d’ailleurs ne fait en cela qu’user de son droit, car il est propriétaire du sol en sa qualité de représentant du sultan, et il lui est loisible de changer à son gré au fellah, son tenancier, telle mesure de terre en plein rapport contre une égale superficie de sable au désert ; le fait n’est pas sans exemple. Contrairement à d’autres pays, ce n’est pas dans les villes qu’il faut rechercher les symptômes qui révèlent le véritable état de l’Égypte : le despotisme a toujours compris qu’il était de son intérêt bien entendu de ménager les grands centres de population ; mais les tristes fruits de l’oppression ne sont partout que trop visibles dans les campagnes. Pour voir ce régime à l’œuvre, il faut lire dans le livre récemment publié de lady Duff Gordon l’émouvant tableau des misères de la Haute-Égypte, en proie aux impitoyables exactions des pachas. On y verra entre autres aveu quelle barbarie fut châtié dans le village de Gow un mouvement sans conséquence. Le fanatique qui l’avait provoqué prit la fuite, et l’on n’en vit pas moins 1,600 victimes, hommes, femmes et enfans, immolées à la vengeance du vice-roi ; les prisonniers, étendus à terre et liés dix par dix, étaient massacrés de sang-froid par les bourreaux. À quoi bon d’ailleurs recommencer à ce sujet contre la race turque un procès depuis longtemps perdu devant l’opinion ? Son impuissance à rien fonder est aussi notoire que son ignorance ou sa brutalité, et l’on ne saurait trop se garder de la confondre, malgré la communauté de religion, avec la race arabe, qui a laissé de si brillans souvenirs partout où elle a passé, en Égypte comme en Espagne. C’est à l’école des Arabes que venaient s’instruire nos rudes ancêtres du moyen âge ; médecine, architecture, mathématiques, astronomie, tout leur venait de cette civilisation élégante et lettrée dont les vestiges nous passionnent encore aujourd’hui, et je me suis parfois demandé quel eût été le rôle de cette race digne d’un meilleur sort, ce qui serait advenu d’elle, de nous et du monde, si le succès de l’expédition d’Égypte avait permis à la prodigieuse carrière de Napoléon de s’accomplir en Orient. L’hypothèse n’a rien d’impossible. C’est en Orient que se font les grands noms, avait-il dit lui-même, et il eût pu ajouter que là un grand nom est nécessaire aux grandes choses. S’il est dans la nature de certains peuples de poursuivre en dehors de toute individualité l’évolution qui doit les conduire au port, si l’Anglo-Saxon par exemple met un légitime orgueil à ne devoir ses réformes qu’à lui-même, il en est autrement pour les races orientales. C’est là