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une confirmation encore plus éclatante : ce sont les chansons de geste de la France du moyen âge. Si l’on en peut discuter le mérite littéraire, il n’est pas possible d’en contester l’importance : elles rendent les plus grands services à la critique et à l’histoire. Comme elles ont sur les autres poèmes épiques l’avantage d’être plus rapprochées de nous, elles nous livrent plus clairement le secret et les lois de leur formation. Elles ont de plus ce caractère particulier d’être nées dans une époque historique. Nous connaissons, au moins dans leurs grandes lignes, les faits sur lesquels elles reposent. Il nous est donc facile d’observer comment l’imagination populaire les a transfigurés. C’est un grand intérêt de voir naître la légende, de la suivre dans les traditions diverses où elle s’altère et grandit, jusqu’au moment où elle s’épanouit en épopée. Aussi trouvons-nous tout à fait légitime l’empressement des érudits, en France comme en Allemagne, à s’occuper de cette littérature épique. Elle est chez nous en ce moment l’objet de travaux sérieux. Tandis que M. Guessard continue avec courage la publication des textes, deux jeunes savans, MM. Gaston Paris et Léon Gautier, ont entrepris de l’étudier dans des livres qui ont été remarqués du public, et auxquels l’Académie des inscriptions vient de décerner ses récompenses les plus honorables.

Ces deux ouvrages, quoique animés du même esprit, ne se ressemblent guère par la façon dont le sujet est conçu et traité. M. Gaston Paris n’a pas prétendu l’embrasser dans son ensemble, il en a pris seulement une partie, peut-être la plus brillante. Il a voulu montrer quelles transformations la figure de Charlemagne a subies dans les traditions populaires. Il recueille dans nos épopées, quand elles existent, ou, si elles sont perdues, dans les traductions et les imitations étrangères, tous les exploits que l’admiration publique lui a si libéralement attribués. Il lui refait ainsi une sorte de vie légendaire qu’il oppose à sa vie réelle. C’est un sujet plus important qu’il ne le semble d’abord : si l’on aime à savoir où un grand écrivain a puisé les élémens de ses ouvrages et de quelle façon il les a combinés ensemble, n’est-il pas plus curieux encore de connaître comment procède un peuple entier, par quel travail secret et involontaire il agrandit sans cesse un héros qu’il aime, et lui crée une histoire fabuleuse en rapport avec le souvenir qu’il conserve de lui ? M. Paris n’est pas moins intéressant quand il nous fait voir le succès qu’obtint notre épopée dans le monde entier. Au XIIIe siècle, toute l’Europe connaît nos chansons de geste. Elles se répandent en Allemagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas ; l’Espagne essaie de se les approprier ; elles pénètrent avec le christianisme jusqu’en Norvège et en Islande, où les rois les font traduire comme un moyen de civiliser leurs peuples, En Italie, les jongleurs qui les