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fabuleux, elles finissent par ne plus tromper personne. Encore leur pardonnerait-on leurs mensonges, s’ils n’avaient pas la manie de les insérer dans nos vieux poèmes. On les reprend alors pour les défigurer ; on les délaie dans un déluge de vers médiocres ; on les allonge d’épisodes extravagans[1]. Il faut qu’à chaque siècle ils s’accommodent aux goûts nouveaux du public. Quand la rime a la vogue, on leur ôte vite leurs anciennes assonances pour les mettre en rimes ; dès que l’alexandrin triomphe, on se hâte de l’introduire chez eux à la place de ce vers de dix syllabes qui était si vif et si aisé. On les refait, on les altère, on les gâte, sous prétexte de les rajeunir, jusqu’au jour où, pour dernier outrage, on s’avise de les traduire en prose. Et cependant ils ont la vie si dure que, même sous cette forme indigne d’eux, ils n’ont pas cessé d’être populaires dans nos campagnes.

M. Gautier nous a raconté avec beaucoup de détails l’histoire de cette décadence ; c’est peut-être la meilleure partie de son livre. Après l’avoir lue, je suis moins surpris que lui et moins indigné de la renaissance. M. Gautier prouve lui-même qu’elle n’a rien détruit ; la poésie qu’elle a remplacée était morte longtemps avant elle. Les littératures antiques se sont produites au milieu du vide et du désert, c’est pour cela qu’elles ont été accueillies avec tant d’enthousiasme. Cet enthousiasme, avec tous ses excès, était peut-être nécessaire, pour rendre à la poésie la fécondité qu’elle avait perdue. Je ne sais pas si l’on a le droit de se plaindre qu’il ait été souvent aveugle et exclusif ; on n’est créateur qu’à la condition d’avoir une foi absolue dans ce qu’on fait et d’abonder en ses idées ; ce qui rend injuste pour tout le reste. Les siècles critiques, comme le nôtre, n’entrent si facilement dans l’esprit des autres siècles que parce qu’ils n’ont pas eux-mêmes une originalité bien marquée. Il est regrettable sans doute qu’on se soit enivré d’antiquité au point d’oublier aussi complètement le passé ; mais comment croire avec M. Gautier que les poètes du XVIe siècle pouvaient revenir aux œuvres des trouvères du XIIe ? L’esprit n’aime pas à repasser deux fois par les mêmes chemins. D’ailleurs Charlemagne et Roland, qui figuraient dans tant de mauvais ouvrages, ne réveillaient plus que des souvenirs de médiocrité et d’ennui. Les romans avaient décrédité les

  1. Un des exemples les plus curieux de cette extravagance est le prologue ajouté par un trouvère à la chanson d’Huon de Bordeaux. « Jamais, dit M. Gautier, imagination malade ne s’est livrée à un plus inexplicable délire. C’est là qu’on voit les Sarrasins attaquer Judas Maccabée, et, vaincus par lui, lui offrir en mariage la fille de leur roi. De cet étonnant mariage naît une fille nommée Brunehaut, que les fées protègent et qui devient un jour la mère de Jules César. Mais nous marchons de surprise en surprise : Jules César va faire son pèlerinage à la cour du bon roi Artus et y devient l’heureux époux de la fée Morgue, sœur du roi breton. Il en a deux fils, saint George et le nain Obéron, qui devait être un jour le puissant protecteur d’Huelin de Bordeaux. »