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Roland ou les Nibelungen que l’Enéide. C’est un goût particulier, comme celui des gens qui préfèrent la campagne à la ville, ou la province à Paris. On peut ne pas le partager, il est assez malaisé de le combattre. Le tort commence à prétendre que ce goût est le seul raisonnable, et c’est malheureusement un tort très commun : qui de nous résiste à la tentation d’ériger ses préférences en principes et de faire de ses fantaisies des lois absolues ?

C’est par ce chemin qu’on est arrivé bien vite à de grandes exagérations. Quand on cessent une passion si violente pour la poésie primitive, on est amené malgré soi à penser qu’elle produit toujours des chefs-d’œuvre, ce qui n’est pas vrai. On était tenté de croire autrefois à l’infaillibilité des poétiques, et l’on avait tort : elles n’ont pas empêché de faire de bien mauvais ouvrages ; mais il n’est pas sûr que ceux qui s’en passent en fassent toujours de bons. Les chants populaires ont une grande importance historique ; ils peuvent n’avoir aucun mérite littéraire. Leur âge ne garantit pas leur qualité ; il doit être permis de les trouver médiocres et de le dire, et l’on n’est pas criminel pour résister à ceux qui voudraient nous contraindre à les admirer sur l’étiquette. Une opinion plus accréditée encore, sans être beaucoup plus juste, est celle qui insinue que non-seulement les époques les plus reculées sont aussi les plus poétiques, mais que les nations ne rencontrent guère la poésie qu’à leur berceau : c’est aller bien loin. Pourquoi veut-on que celles qui possèdent dans leur jeunesse ce don précieux soient condamnées à le perdre quand elles atteignent leur âge mûr dans le plein épanouissement de leurs forces ? est-on même forcé de croire qu’elles en soient fatalement privées quand elles touchent à leur déclin, qu’elles le savent et qu’elles en souffrent ? La poésie peut également exister à toutes les phases de leur vie ; son influence ne s’exerce pas de la même manière, mais elle peut être aussi puissante. Quand elle chante au soleil, dans les rues et dans les places, qu’elle rassemble, émeut et transporte un peuple entier en lui rappelant ses souvenirs nationaux, elle est grande sans doute ; l’est-elle beaucoup moins lorsqu’elle va trouver chacun de nous dans le secret et la retraite, et qu’elle lui parle non pas de ses aïeux, mais de lui ? Si le poète des époques primitives, porté par la foule et animé de ses passions, fait entendre des chants admirables, celui qui vit seul et n’est occupé qu’à écouter les plaintes de son âme blessée ne peut-il pas trouver des accens qui nous pénètrent ? C’est le dernier que je saisis le mieux et qui me touche le plus. L’autre est trop loin de nous ; il faut se faire trop naïf et trop jeune, s’oublier un moment et sortir de soi pour le comprendre. C’est un effort qui coûte et dont tout le monde n’est pas capable. La société qui créa le Roland nous est entièrement étrangère, nous n’avons rien de commun avec ces hommes de