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d’enthousiasme et moins de ressources. Les beaux ouvrages qu’ils entendaient chanter s’imposaient doublement à eux par l’admiration qu’ils excitaient et l’impossibilité où l’on était de faire autrement. Ils devenaient le cadre obligé dans lequel toute inspiration poétique devait se produire. Ceux qui cherchaient les mêmes succès suivaient naïvement la même route. Quand un caractère, quand un sentiment avait paru frapper le public, on s’empressait de le reproduire. Jamais le retour des mêmes incidens, la répétition des mêmes idées et des mêmes phrases n’ont été poussés plus loin. Ce fut un grand progrès quand on apprit à dissimuler ou à rajeunir ses emprunts, quand on mit dans ses imitations plus de variété, plus d’adresse, plus de goût, en un mot quand l’art remplaça l’artifice. Aussi les poètes qui s’en servirent les premiers furent-ils accueillis par des applaudissemens unanimes. Eux-mêmes se vantent comme d’une gloire de ce que quelques-uns leur reprochent aujourd’hui comme un crime. « Avant moi, dit fièrement Ennius, personne n’avait gravi la demeure des muses, personne ne se souciait du beau parler. » L’auteur de la Chanson des Saxons ne s’exprime pas autrement quand il se compare à ces jongleurs bâtards qui vont par les villages avec leur grosse vielle au fourreau dépenaillé. « De celui même d’entre eux qui en sait le plus, le dire est médiocre, car ils ne connaissent pas les riches vers nouveaux, ni la chanson rimée que Jehan Bodel a faite. » On voit bien à cet air de triomphe que ces poètes étaient sûrs que leurs innovations seraient bien reçues. Pourquoi en auraient-ils douté ? L’art ne détrônait pas alors la nature, comme on l’a prétendu : il se substituait à des procédés plus apparens et plus maladroits ; il n’y avait donc aucune raison de lui faire un mauvais accueil. En tout cas, il n’est plus possible aujourd’hui de s’en passer, et il faut prendre son parti de vivre avec lui. On est artificiel en s’en servant, on le serait bien plus encore, si l’on essayait d’y renoncer. Cette nécessité n’a rien qui me désespère. L’histoire littéraire m’apprend que l’art n’est pas incompatible avec une inspiration véritable, qu’il peut être un secours comme un obstacle, et qu’en somme les services qu’il rend l’emportent sur le mal qu’il peut faire. Je crois donc fermement que les temps où l’on est forcé de le subir peuvent être favorables à la poésie comme ceux où l’on ne le connaît pas, qu’il est bon sans doute d’aimer ce que Lucrèce appelle la jeunesse fleurie du monde, quand elle nous laisse des œuvres comme l’Iliade ou la Chanson de Roland, mais que ce n’est pas une raison de regarder comme déshérités de la muse ces siècles de civilisation brillante et sereine qu’ont illustrés Sophocle, Virgile et Racine, ou ces époques plus inégales, plus tourmentées qui ont produit Byron, Goethe et Musset.