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avait à peine le portefeuille du commerce qu’il mettait déjà la main sur les finances, et par cette double action il transformait tout le système économique du pays. Il était le chef réel du cabinet avant de l’être de nom, et il y avait deux ans à peine qu’il était président du conseil lui-même, que déjà il méditait toutes ces combinaisons qui faisaient entrer le Piémont dans la guerre d’Orient, qui le conduisaient aux retentissantes délibérations du congrès de Paris au sujet de l’Italie. Cavour avait la passion des affaires jointe à la passion d’un grand dessein auquel toutes ses conceptions se coordonnaient, combinaisons intérieures, travaux de la marine à la Spezzia, chemins de fer, alliances commerciales. Cavour n’avait pas un instinct plus libéral et plus italien que d’Azeglio ; mais en homme pratique il cherchait sans cesse les moyens d’arriver au but, et il se servait de tout, il saisissait toutes les occasions pour faire un pas de plus. La force de d’Azeglio était dans le sentiment ; la force de Cavour était dans l’intelligence. Je me souviens d’avoir entendu un Italien dire spirituellement un mot profond sous un air de paradoxe. « Ce que Cavour a fait, disait-il, d’Azeglio n’aurait jamais pu le faire. D’Azeglio nous connaissait trop ; Cavour a réussi parce qu’il ne nous connaissait pas ou qu’il nous connaissait moins ; rien ne l’a arrêté. »

Et voilà comment cet antagonisme, qui naissait un jour entre deux hommes engagés dans la même voie, se dénouait, non au profit d’une ambition ni au détriment d’une autre ambition, mais en réalité dans l’intérêt de l’Italie, et ce jour-là d’Azeglio écrivait : « J’avais accepté le gouvernail quand il était démontré que j’y pouvais manœuvrer avec plus de profit qu’un autre pour le pays. J’ai eu le bonheur de le tirer d’un bien mauvais pas et de nous sortir des écueils sans trop d’avaries. Maintenant le navire est radoubé, et j’ose dire que ses voiles pourront flotter au vent. Je quitte mon banc de quart : à un autre ! — Cet autre que vous connaissez est d’une activité diabolique et fort dispos de corps comme d’esprit. Et puis cela lui fait tant de plaisir !… » D’Azeglio mettait une parfaite bonne grâce à s’effacer devant son jeune et heureux rival, qui à son tour prenait le gouvernail en maître, et plus d’une fois même il lui vint en aide dans ces années de féconde élaboration de toute une politique. Il l’appuyait surtout dans l’affaire de la participation du Piémont à la guerre d’Orient, et il accompagnait le roi à cette époque dans ses voyages à Paris et à Londres. « La présence de d’Azeglio, disait Cavour, prouvera à l’Europe que nous ne sommes pas tout à fait infectés du venin révolutionnaire. » Et lui-même, entrant dans le jeu, il disait gaiement à Paris : « Je suis ici comme un paratonnerre. »