Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/1006

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il est probable qu’il y a eu plusieurs plans, ou, pour mieux dire, qu’il n’y a pas eu de plan concerté ou suivi. Le désordre était dans les conseils avant d’être sur le terrain ; la déroute a précédé le combat.

Au point de vue de l’art des conspirations, le complot irlandais-américain n’aura pas une grande place dans l’histoire des troubles civils. On y retrouve à chaque pas l’imprévoyance irlandaise et la témérité américaine. On voit qu’il a été ourdi par des Irlandais sur les quais de New-York. L’ignorance était telle parmi les membres du « conseil-chef-central » qu’il leur fallut appeler le secours d’un écrivain connu en Amérique par sa polémique en faveur de l’esclavage, et en Irlande pour avoir conseillé aux femmes de Dublin, dans un article de journal, de jeter du vitriol à la figure des soldats. Que dire de ce grand conseil, dont les membres paradent dans les rues de New-York et se croient incognito dans celles de Dublin ? Que signifie cette sorte de conseil aulique qui prétend diriger une insurrection nationale à dix-huit cents lieues de distance, ou à trois cents lieues, en admettant qu’il se soit transporté à Paris ? Les Irlandais d’Amérique exerçaient collectivement un grand prestige ; comment admettre cependant que des insurgés sans discipline suivraient au combat des inconnus qui leur seraient présentés sur l’heure, et se serviraient d’armes distribuées sur le lieu de l’action ? Il y avait mille chances pour que chefs et soldats ne se rencontrassent jamais. Et quelle dérision de faire croire à ces pauvres gens qu’on les aurait mis en état de renverser le pouvoir britannique en leur apprenant à marcher au pas ordinaire, le goose step, le pas d’oie, comme on dit en anglais ! Cette machine devait craquer dès qu’on la mettrait en mouvement. Mais c’est dans la partie la plus délicate de la politique, dans le gouvernement des esprits, que le fenianisme montre toute son imprévoyance. Ici on ne saurait accuser les membres du « conseil-chef-central. » Ce n’était pas leur affaire. Ils avaient confié à un secrétaire le soin de rédiger leurs proclamations ; celui-ci a sans doute donné les idées aussi bien que le style, car on retrouve son cachet dans toutes les productions de la littérature feniane. Donc il parut habile de blesser les sentimens de ceux auxquels on avait arraché le serment d’obéissance, et l’on attaqua le clergé catholique, c’est-à-dire l’Irlande, pour arriver à combattre l’Angleterre. Tout s’explique : l’évanouissement subit des bandes les plus considérables, la fuite à l’approche du combat, ainsi que l’absence d’attentats contre les personnes et les propriétés. On sent qu’une action a été exercée sur l’homme intérieur. Je n’en sais rien, mais ou je me trompe fort, ou beaucoup sont sortis de leurs maisons pour obéir au serment qu’ils avaient prêté et ont ensuite jeté leurs armes pour ne pas s’exposer à mourir en état de