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À force de sentir qu’ils ne sont pas les maîtres de leur destinée, les Irlandais ont fini par ne pas se croire responsables d’eux-mêmes. La chose publique n’est pas la leur. Les conséquences ne les regardent pas. L’impuissance dispense du devoir. Qu’une rébellion proclame des principes qui blessent les sentimens de l’Irlande et qu’elle aggrave tous les maux, les rebelles n’en sont pas moins des Irlandais ; c’est l’affaire de l’Angleterre de maintenir l’ordre, c’est celle de l’Irlande de montrer que son patriotisme ne fléchit dans aucune circonstance. Il y a de tout dans ce pays, sauf la masse complaisante qui fait chez nous la joie des gouvernemens, ou cette masse anglaise qui grogne dans son contentement. Ce n’est pas seulement un navire qui donne toutes ses voiles à la tempête, c’est un navire qui n’a pas de lest à bord. Si les apparences (ce dont je ne doute pas) sont pires que la réalité, si l’écume monte plus haut que les vagues, il n’en est pas moins vrai qu’un pays s’énerve et se pervertit à flotter sans cesse du mécontentement à la sédition. L’état de rébellion latente suffit à perpétuer la misère. En admettant, comme le pensent les Anglais, que la faute soit tout entière du côté des Irlandais, faudrait-il laisser une population se rendre volontairement misérable, comme jadis on a vu dans les colonies des nègres se tuer pour ruiner leurs maîtres ?

Que faire ? Le rappel de l’union ? — C’est impossible, et criminel parce que c’est impossible. L’archevêque de Cashel, l’ami d’O’Connell, l’héritier de ses principes, nous l’a dit dans son mandement : l’Angleterre ne peut le souffrir. Et ce qu’il n’a pas dit, ce qu’il ne pouvait pas dire, c’est que le rappel de l’union serait un plus grand malheur pour l’Irlande que pour l’Angleterre. L’union a renversé les lois pénales, facilité l’émancipation des catholiques et donné à l’Irlande, qui ne l’avait jamais connue, la liberté,

Heaven’s choice prerogative,


comme dit Thomas Moore. Sauf six semaines sous Jacques II et à la fin du dernier siècle un éclair de libéralisme qui s’est perdu dans la fange de la corruption, le parlement irlandais n’a jamais été à l’égard de l’Angleterre qu’un instrument de servilité et à l’égard de l’Irlande qu’un instrument de tyrannie. C’était, pour nous servir des termes du temps, l’englishry organisée contre l’irishry. Si par malheur le rappel de l’union avait lieu, comme on ne pourrait pas ramener en Angleterre les quinze cent mille protestans et les deux millions d’hommes de race anglaise ou écossaise qui sont nés en Irlande, il se ferait à l’instant même une effroyable dévastation et un effroyable carnage. On verrait se renouveler à la fois les horreurs du siège de Londonderry et les horreurs du siège de Limerick.