Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peint avec de si vives couleurs ces temps fâcheux et pesans, insupportables même aux plus fervens chrétiens. Au milieu de ces passions déchaînées, de ces chicanes furieuses, de ces cris d’un dogmatisme pointilleux, qui troublaient jusqu’au foyer domestique, n’était-il pas permis à des païens de croire qu’eux seuls avaient en partage non-seulement la raison, mais la vertu et la piété?

Le paganisme n’était pas en effet, comme on le dit souvent, entièrement inanimé. M. de Broglie a fait voir dans un excellent chapitre qu’il avait pris une vie nouvelle en se transformant. D’abord il avait pour lui la durée et l’accoutumance. Le vieil arbre dont la sève était tarie, dont bien des branches étaient desséchées, se soutenait encore par la force et le poids de ses racines. Sans doute elle avait bien perdu de son prestige, la religion officielle, la vieille mythologie de la Grèce et de Rome, depuis longtemps livrée au ridicule par toutes les sectes philosophiques. Elle dut recevoir aussi un grand coup quand l’empereur, le chef pontife lui-même, donna l’exemple de la défection, et avec tout son cortège de courtisans et de magistrats déserta en même temps que le culte des dieux le séjour de la ville éternelle; mais l’apostasie même d’un souverain n’est pas si puissante qu’elle puisse entraîner le peuple. La vie antique tout entière était comme attachée au culte, les mœurs aussi bien que les plaisirs. La foule oisive, qui depuis des siècles était accoutumée à la misère et ne demandait plus à ses maîtres que du pain et des jeux, ne pouvait pas renoncer à ses spectacles et à ses fêtes religieuses. Tel était alors le besoin de ces plaisirs populaires que, malgré les anathèmes de l’église, les chrétiens mêmes redevenaient païens le jour où se donnait un combat de gladiateurs. D’autre part, les hommes cultivés, les sophistes, les philosophes, qui alors exerçaient une si grande influence par leur éloquence théâtrale, les guides adulés de l’esprit public, étaient retenus dans la religion par leurs habitudes littéraires. Leur esprit était comme captif dans le cercle enchanté d’un culte décoré par les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature. Leur imagination ne pouvait cesser d’être païenne sans déposer pour ainsi dire sa force et ses grâces. Combien n’y avait-il pas de ces hommes peu dévots, mais encore sous le charme de la religion, que nous appellerions volontiers des Chateaubriand païens en extase devant le génie du paganisme. Ils allaient quelquefois jusqu’à une sorte de mysticisme poétique où ils distinguaient à peine la réalité de la fiction, et parlaient avec onction et avec une vanité innocente d’Apollon ou de Minerve, comme s’ils en étaient les ministres et les confidens. De tels hommes devaient être les derniers à se rendre à la beauté triste des enseignemens chrétiens, parce qu’il n’est peut-être pas de sacrifice plus difficile à faire que celui de son talent, et que pour