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resse presque plus personne. Pour attirer l’attention, il ne faut rien moins qu’un paradoxe extravagant, quelque énormité de doctrine, quelque singularité de mise en scène, un coloris exagéré ou des poses d’athlète; ce n’est pas trop de ces efforts extraordinaires que nous voyons accomplir à des auteurs qui en des temps plus propices se seraient contentés d’être des écrivains. Pourquoi, sinon pour réveiller de sa torpeur l’indifférence publique, ces luttes de force, ces effets de muscles, ces contorsions et ces convulsions de style, cette gymnastique violente de talens surmenés? À ce prix, paraît-il, on peut encore ravir les faveurs du public ; mais il faut se presser d’en jouir. Rien n’est plus passager que ces caprices de sultan blasé. L’ennui et la frivolité en ont bientôt effacé la trace sur le sable où s’inscrivent les enthousiasmes mobiles de la foule.

La philosophie critique, qui semble prévaloir depuis quelques années, n’a pas été sans influence sur les tristes progrès de l’indifférence publique. Elle a désenchanté l’imagination des générations nouvelles en faisant le vide dans leur raison. Elle leur a enlevé la foi aux idées, et avec cette foi la passion. Les doctrines seules peuvent passionner l’esprit humain. Quand les conclusions et les grands résultats sont niés systématiquement, quand on substitue à l’espoir d’un repos dans la vérité la poursuite laborieuse d’un but qui fuit toujours et l’agitation d’une recherche qui ne doit pas aboutir, ce qui paraît au savant digne encore de ses efforts et de sa vie ne mérite plus, aux yeux de la foule même intelligente, une heure de peine. L’humanité ne comprend pas ce plaisir supérieur des délicats : chercher pour ne trouver jamais. Elle n’estime l’effort qu’à son résultat, et quand on lui enseigne que la science est condamnée par les lois mêmes et les limites de la raison à ne pas dépasser la sphère du probable et du provisoire, elle se détourne de la science et va chercher ses consolations ailleurs. La vérité approximative, la vérité relative, toutes ces ombres de vérités trompeuses qui ne sont qu’un mélange d’être et de néant, ne lui inspirent que le découragement d’abord, puis, par un enchaînement nécessaire, le goût des plaisirs faciles. Illusions pour illusions, celles-ci ont quelque chose de plus réel; la sensation est bien quelque chose après tout. On peut bien la sacrifier à des réalités d’un ordre plus élevé, mais pourquoi la sacrifier à des chimères? La vérité absolue mérite que l’on travaille pour elle, mais il ne faut pas moins que cela pour exiger de nous la privation volontaire des joies que la nature met à la portée de nos mains et de nos cœurs. D’ailleurs la vie n’attend pas; il faut faire son choix et on le fait à la hâte. Dès que la lumière des idées a pâli, il y en a une dont la vivacité redouble en nous, celle des sens, et c’est par elle que la foule se laisse guider, insouciante des choses de l’esprit par découragement plutôt que