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velée à l’aurore de la nouvelle loi sous une forme innocente et charmante, celle de la visite à Marthe la laborieuse et à Marie la contemplative, et que Jésus a jugé comme Jéhovah ? Si ces autorités ne vous paraissaient suffisantes, je vous appellerais en témoignage contre vous-même, car il est évident que, si votre boutade a raison, vous vous êtes fait, en écrivant Stello, l’avocat d’une mauvaise cause, et que votre drame chéri de Chatterton cesse d’avoir le sens commun.

La lecture de ce petit livre est une des plus navrantes que nous ayons faites depuis longtemps. À chaque instant, il s’y rencontre des pensées qui serrent le cœur et vous font dire : « Mon Dieu ! que l’auteur a dû souffrir ! » Que dites-vous de celle-ci par exemple ? Vous l’aviez lue déjà à la fin de Stello, mais vous l’aviez prise sans doute, comme nous l’avions prise nous-même, pour une boutade du docteur noir, fidèle jusqu’au bout au pessimisme que l’expérience lui a enseigné. Eh bien ! non, elle exprimait réellement la pensée intime du poète sur la vie. « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance. L’espérance est la plus grande de nos folies… il faut surtout anéantir l’espérance dans le cœur de l’homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même. Dès lors j’accepte avec reconnaissance tous les jours de plaisir, tous les jours même qui ne m’apportent pas un malheur ou un chagrin. » Donc aucune espérance ni dans cette vie, ni au-delà de la vie ! Étonnez-vous après cela que le suicide soit présenté à plusieurs reprises comme la conclusion légitime d’une existence qui n’a évidemment aucun but ! Idéaliste jusque dans son nihilisme même, Alfred de Vigny se rencontre avec Platon dans la vision que lui inspire le monde. Comme lui, il voit le monde sous la forme d’un cachot ; mais ce cachot est plus noir que celui de Platon, car il n’est pas ouvert du côté du ciel, et il lui manque ces ombres mouvantes qui chez le philosophe grec témoignent de l’existence d’invisibles promeneurs qui passent derrière les murs. De cette prison, Dieu est l’inexorable geôlier, et il faut convenir que, si la prison est telle que la décrit le poète, le geôlier mérite une partie des reproches que lui adresse son prisonnier. Le lecteur doit savoir en effet qu’Alfred de Vigny, nature bienveillante au point de prendre un moucheron pour un aigle et l’auteur des Roueries de Trialphe pour un martyr, entretient cependant une rancune invétérée contre deux personnes, toutes deux très considérables il est vrai, Dieu et M. Molé. De ces deux rancunes, la moins explicable, mais de beaucoup la plus sérieuse, est celle qui s’adresse à Dieu. Ce que Dieu peut lui avoir fait, nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est qu’il ne laisse pas échapper une occasion de lui dire tout ce qu’il peut trou-