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heure, les vicissitudes de la lutte, les avantages et les revers des deux partis en présence, avec cette impartialité cruelle que donne l’absence d’affection ; il s’interroge pour savoir si l’honneur lui commande de descendre dans les rangs des défenseurs du trône qu’il a servi, et, découvrant que toute sa foi monarchique se réduit à quelques superstitions de famille et de souvenirs, il remet son dévouement à la décision du hasard, comme Jean-Jacques remettait son salut aux chances de pile ou face. Si le roi revient aux Tuileries, si le dauphin se met à la tête des troupes, de Vigny ira se faire tuer pour eux, sinon il restera chez lui et gardera sa famille. C’est ce dernier parti qu’il choisit, et avec pleine raison. Il est certain que la plus brillante manière de mourir au service d’un prince est de tomber à ses côtés ou dans les rangs de sa suite ; mais la foi à un principe n’existant réellement que lorsqu’elle n’a pas besoin pour agir du stimulant de cette idolâtrie des personnes, ceux qui, comme de Vigny, réclament, avant de se dévouer à une cause, la présence des princes qui la représentent, font très bien de rester chez eux. Le trône des Bourbons s’écroule donc, et de Vigny enregistre ce grand événement par ces quelques lignes qu’on ne lit pas sans étonnement : « On vient de faire sans moi (parbleu !) une révolution dont les principes sont bien confus. Sceptique et désintéressé, je regarde et j’attends, dévoué seulement au pays dorénavant. » C’est par des écarts de personnalité semblables à celui-là, pour le dire en passant, que les poètes comme de Vigny prêtent le flanc à ces hommes d’action qui leur sont si souvent inférieurs. Il n’est pas d’homme politique, si petit, si chétif qu’il soit, qui ne sourira justement en lisant ces lignes. Si M. de Vigny eût écrit que désormais il se dévouait tout entier aux intérêts de l’esprit humain, il eût formulé une ambition beaucoup plus haute, mais que personne n’aurait songé à trouver déplacée chez lui. Dévoué au pays seulement ! c’est là une phrase qu’il aurait eu le droit de prononcer, si, ayant conservé son modeste poste de capitaine, il s’était disposé à servir Louis-Philippe après avoir servi la restauration ; mais dans la situation de rêveur solitaire, de contemplateur désintéressé qu’il s’était faite volontairement, sa seule portée est de révéler une personnalité un peu trop excessive. Il est bien certain qu’un grand poète qui n’a joué aucun rôle public peut être beaucoup plus important pour une nation que tel ou tel homme politique de l’époque où il a vécu ; mais c’est le cours des siècles qui décide de cette importance. Il est incontestable qu’aujourd’hui Shakspeare a pour l’Angleterre une autre valeur que lord Burleigh ou Walsingham, et pourtant Shakspeare n’aurait pu écrire sans une légère teinte de ridicule la phrase de M. de Vigny, tandis qu’elle eût été