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à lui-même, qui se laissait trop souvent oublier dans le silence ? Ce n’est pas seulement en amour que les absens ont tort. D’ailleurs, pour dire le vrai, on n’échappe jamais à sa nature, et il manquait à de Vigny ce tempérament un peu grossier et volontiers brutal qui fait les chefs d’école et de parti. Pour jouer le rôle d’un Mahomet littéraire, il faut se résigner à bien des charlatanismes, à bien des éclats de voix, à bien des audaces équivoques, sans quoi on ne conquiert pas l’autorité. Par la délicatesse et l’élévation même de son talent, de Vigny échappait à ce rôle qu’il a peut-être témérairement envié. Si c’était la blessure dont il souffrait, il n’y avait pas là encore de quoi trop s’affliger, puisque cette impuissance à imposer son nom et son autorité était le signe incontestable de sa supériorité d’âme, la conséquence inévitable de ce qu’il avait de meilleur en lui.

Si par hasard ce n’était pas là l’origine de sa singulière misanthropie, il faut renoncer à la chercher ailleurs que dans ces obscurités de la nature et ces dispositions du tempérament qui défient toute explication, et dire à son sujet ce que dit de la tristesse d’Antonio, le marchand de Venise, son ami Salarino : « Ce n’est pas cela non plus ? Eh bien ! alors disons que vous êtes triste parce que vous n’êtes pas gai, et qu’il vous serait aussi aisé de rire, de sauter et de dire que vous êtes gai parce que vous n’êtes pas triste ! » Mais quoi ! si par hasard il fallait chercher tout simplement l’origine de cette tristesse dans le vide moral effrayant dont témoigne ce journal ! Il n’y a que les brutes qui trouvent le repos et le bonheur au sein de l’incrédulité, mais il est impossible qu’elle s’empare d’une âme honnête et élevée au point où nous voyons qu’elle s’était emparée de celle d’Alfred de Vigny sans lui imposer les plus cruelles souffrances. Hélas ! il n’avait aucune croyance : la foi religieuse s’était de bonne heure tarie en lui ; les systèmes philosophiques ne lui inspiraient aucune confiance, et quant aux convictions politiques, il s’était interdit de se dévouer à aucune. Comment ne pas être triste avec un pareil état d’âme, et surtout comment ne pas ressentir avec une amertume double et triple les plus petites blessures de la vie ? Ah ! toutes les misères de ce monde sont peu de chose lorsqu’en rentrant en soi-même on y trouve un vivant univers. Alors on prend pour ce qu’ils valent les petits incidens dont on a souffert, on les mesure à leur vraie valeur et on les porte légèrement, fût-ce même la peu gracieuse réception de M. Molé. Au contraire rentrer en soi et y trouver un Sahara moral, embelli seulement par des mirages poétiques que l’on sait être des illusions ; en être réduit pour toute croyance à la certitude que la loi des trois unités est une loi poétique fausse, voilà en effet de quoi remplir de