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qui imposerait des sacrifices à son esprit d’initiative. Tout en s’appuyant au besoin sur les autres, c’est toujours sur ses propres forces qu’il compte. Au reste, si l’on tient à juger par soi-même de ce système, qui, sans privilège et sans garantie de l’état, a élevé si haut chez nos voisins le mécanisme des assurances maritimes, on n’a qu’à entrer dans la grande salle qui fait face au vestibule, et qui est connue sous le nom d’underwriters’ room[1].

Quel grave tumulte! quel mouvement! On dirait que la mer, dont s’occupent ici toutes les têtes, a communiqué son agitation et ses bourrasques au monde des affaires. Le flot des nouvelles, des transactions, des pourparlers, roule d’un bout à l’autre de la salle avec un sourd mugissement. Cette salle est elle-même grande et bien construite; le plafond, richement décoré, s’appuie sur deux rangs de colonnes en scagliola. De distance en distance, des écussons blasonnés aux armes de Lloyd’s, — une ancre d’or sur fond d’azur, — se détachent en relief à peu de distance de la corniche. Des tables d’acajou, qui se succèdent assez rapprochées les unes des autres dans toute la longueur de la salle (cent pieds) et entourées de sièges, servent de bureaux pour recevoir les underwriters ou leurs commis. Le personnel qui va et vient dans cette enceinte se compose d’ailleurs de deux élémens bien distincts : d’abord les assureurs de vaisseaux et ensuite les courtiers d’assurances maritimes, insurance brokers. En principe, tout le monde peut se présenter chez Lloyd’s et traiter directement avec les underwriters (assureurs); mais en fait il est assez rare que les choses se passent ainsi. Un négociant, par exemple, veut-il assurer une certaine qualité de marchandises qu’il envoie en mer, ce n’est point le premier venu dans la salle qui se chargera de traiter pour cette branche particulière de commerce. A qui donc s’adressera-t-il au sein d’une foule serrée, empressée, ballottée çà et là par la vague mouvante des affaires? Pendant le temps qu’il cherche un assureur, ses marchandises peuvent être chargées sur le navire en partance et même coulées au fond de la mer. Le commerçant trouve donc plus avantageux de s’adresser à un courtier qui, connaissant bien la place, lui évite beaucoup de démarches inutiles moyennant une légère commission. Le broker, ce lien entre l’assureur et l’assuré, est vraiment celui qui, par la nature de ses services, donne la vie au marché. Il est partout à la fois, traite avec tout le monde, et, comme ces oiseaux dont les cris semblent exciter les eaux de la mer, il s’agite pour agiter les autres[2].

  1. Mot à mot, un underwriter est un homme qui signe son nom au bas de ce qu’il écrit: mais ce terme s’applique tout spécialement aux assureurs maritimes.
  2. J’aurais naturellement voulu savoir à quelle somme d’argent s’élève par an la masse des assurances souscrites chez Lloyd’s; mais c’est un renseignement qu’il est impossible d’obtenir. Toutes les transactions, étant personnelles, ne figurent sur aucun ces livres de l’établissement. Le secrétaire m’a du moins affirmé que des millions circulaient chaque année dans ces sortes de contrats toujours renaissans, et quand les Anglais parlent ainsi, ils entendent des millions de livres sterling.