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Il y a quelques années entrait dans une des boutiques de Glasgow un jeune et vif matelot qui adressa la parole à un homme grave debout derrière le comptoir. « Me reconnaissez-vous? lui demanda-t-il en le regardant bien en face. — Non, répondit le marchand après avoir examiné les traits du nouveau-venu. — Eh bien ! reprit gaîment le jeune homme en veste bleue, je suis le même qui, il y a trois ans, se trouvant par hasard dans votre boutique et collant un timbre-poste sur une lettre, poussa involontairement du coude un des carreaux de votre devanture qui se brisa. C’est précisément celui-ci (et il indiqua du doigt une des vitres qui avait été remplacée). Je n’avais point alors d’argent, pas un denier de reste dans ma poche; je venais de dépenser le dernier penny pour écrire à ma mère. Toutefois je vous promis alors de vous payer à mon retour. Depuis ce temps-là, j’ai voyagé dans les Indes, en Chine, mais je n’ai point oublié ma dette. » En même temps il jeta sur le comptoir un souverain, reçut la monnaie qui lui revenait, toute déduction faite, et sortit le cœur plus léger. De telles preuves de délicatesse ne sont point rares de la part du matelot britannique, et pourtant le même homme qui ne dort point tranquille, s’il a sur la conscience un shilling appartenant à un autre sera quelquefois capable déjouer un mauvais tour à un capitaine de la marine marchande contre lequel on sait habilement exciter ses préventions. Il connaît assez bien les lois de la morale universelle ; quant au code des obligations commerciales et des contrats privés, c’est pour lui un livre obscur. Rien n’est alors plus facile que de donner le change sur certains points à sa probité naturelle. Il arrive trop souvent que le crimp persuade à ses victimes de rompre un engagement signé avec un des vaisseaux du port et de s’enrôler clandestinement dans un autre dont il espère pour lui-même des avantages illicites. Si en pareil cas les tribunaux interviennent, c’est naturellement Jack qu’on poursuit et non celui qui lui a donné de perfides conseils.

On comprendra encore mieux à quelle sorte de dangers se trouve exposé dans les grandes villes le matelot anglais, si l’on parvient à bien saisir quelques autres traits de son caractère. Les sentimens chevaleresques, bannis de la surface de la terre depuis la fin des âges héroïques, semblent s’être réfugiés sur les grandes eaux : ils revivent dans le cœur du marin. Champion du sexe faible, le Tar le défend du poing, sinon de la lance, dans toutes les occasions où il le croit maltraité. Jamais une femme dans l’embarras n’a réclamé