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l’imagination des masses, il faut nécessairement qu’elle offre bien peu d’avantages en retour des plus durs sacrifices. Jack est brave et dévoué ; mais encore veut-il qu’on lui tienne compte des dangers auxquels il s’expose continuellement, de la vie monotone à laquelle il se condamne, et de la liberté qu’il abdique. Quel est pourtant l’avenir d’un jeune mousse qui s’enrôle volontairement dans la marine de l’état ? L’avancement, il est vrai, ne lui est point interdit comme dans l’armée ; mais combien peu de matelots parviennent sans faveur et sans protection à un rang honorable ! Le marin le plus âgé de la flotte anglaise visitait dernièrement le port de Cork à bord du Warrior. John Midgley (c’est le nom de ce brave vétéran) a servi depuis cinquante ans sur les mers, il a payé de sa personne dans plusieurs batailles navales, et il n’est encore que simple sous-officier. Un autre, John Ranger, qui a quatre-vingt-six ans et qui se trouvait sur le Trafalgar avec Nelson, s’éteint aujourd’hui pauvre et ignoré dans le work-house de Guildford. On conviendra que de tels exemples ne sont guère faits pour encourager les enrôlemens volontaires. Du moins la marine marchande récompense-t-elle mieux les services de ses hommes ? Bien loin de là, assez mal payés, logés dans d’obscurs et fétides cabines, nourris d’alimens secs et grossiers, ils s’épuisent le plus souvent à faire la fortune d’un armateur. Il est vrai que les entrepreneurs maritimes deviennent eux-mêmes les premières victimes de leur avarice et de leur indifférence envers la classe des matelots. Les naufrages augmentent, et il y a tout lieu de rapporter la cause de ces terribles catastrophes à l’inexpérience des hommes entre les mains desquels, faute de meilleurs pilotes, on est forcé de confier la fortune des navires chargés de marchandises. Qui croirait en même temps que la plupart des marins anglais ne savent point nager ? La nation de l’Europe la plus entourée d’eau et celle de toutes qui a le plus de commerce avec la mer est aussi celle qui, par une étrange inconséquence, néglige le plus l’art de se sauver en cas d’accident. Et pourtant Jack aime son état : tant qu’il est jeune, il tient bon contre les rafales du sort et défie toutes les épreuves. La vie de mer fortifie chez lui le sentiment de la nationalité ; il est fier de promener le pavillon anglais sur les vagues lointaines, et c’est le cœur gonflé d’orgueil qu’il emporte la patrie à la proue du navire. Viennent néanmoins les mauvais jours de l’âge mûr et de la vieillesse. Bien portant, il n’a guère en perspective que la misère ; malade, c’est l’hôpital qui l’attend.

Le plus curieux des établissemens de ce genre consacrés au marin est sans contredit le Dreadnought, que rencontrent en vue de Greenwich tous les bateaux entrant dans la Tamise. Ainsi que pour