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chissent trop aisément. C’est pour avoir froissé ces sentimens par des actes en apparence peu importans que les Européens se sont souvent attiré des haines implacables et ont causé la ruine d’entreprises qui paraissaient le mieux conduites et le plus habilement combinées. Malgré certaines différences de race, les anciens mandarins, de quelque point de l’empire annamite qu’ils fussent originaires, avaient de nombreux points de contact avec les populations de la Basse-Cochinchine dont l’administration leur était confiée. Que leur autorité se montrât souvent arbitraire, que le peuple fût laissé ignorant de la protection que les lois lui accordent et exposé sans défense à des concussions tyranniques, que la justice fût même achetée[1], du moins les plus hauts fonctionnaires, partageant les idées, les sentimens, le caractère du plus pauvre de leurs administrés, se trouvaient à même d’apprécier la situation morale du pays, de satisfaire à ses besoins et à ses inclinations. Il n’en est pas de même aujourd’hui. A la suite de la conquête française, quelque désir que l’on eût d’abord de conserver sous l’autorité de la France une administration indigène, les anciens mandarins et les lettrés, peu désireux de se rallier aux Européens, dont ils ne pouvaient attendre ni respect ni obéissance, quittèrent le pays. L’amiral de La Grandière, chargé du soin difficile d’organiser la colonie, dut, pour constituer une administration toute nouvelle, se servir du personnel qu’il avait sous la main. Les anciennes divisions administratives conservées reçurent à leur tête des officiers pris dans le corps expéditionnaire, et ce n’est que dans quelques villages voisins de Saigon qu’il a depuis été possible de rétablir des fonction- naires annamites. Ces villages ne sont pas, il faut le dire, les plus mal administrés. Il n’entrera dans la pensée de personne de méconnaître le zèle et le dévouement dont ont fait preuve les officiers de notre marine. Demeurer dans une sorte d’exil, dans un isolement presque absolu, au milieu d’une race étrangère dont on ignore la langue et les usages, s’astreindre à des occupations auxquelles des études antérieures ne vous ont pas préparé, n’avoir aucun motif personnel et intéressé qui attache à des fonctions tout à fait temporaires et en dehors de la vie habituelle, c’est une tâche pénible, que les officiers français ont pu accepter avec abnégation quand la nécessité l’a exigé, mais dont on doit chercher à les décharger au plus tôt.

Dans ces contrées lointaines encore imparfaitement connues, l’administrateur étranger a besoin d’être mis au courant de la situation

  1. Il est rare que les appointemens payés par le gouvernement annamite aux mandarins les plus élevés dépassent cent francs par mois. Ceux-ci suppléent à la modicité de leur traitement officiel par les cadeaux plus ou moins volontaires de leurs administrés.