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duite et annoncer à Mme Dernier qu’elle est veuve et libre. C’est ainsi que les desseins criminels sont déçus et qu’on obtient, non sans peine, le mariage d’une jeune femme vertueuse qui n’est qu’une sotte avec un amoureux qui est peut-être un imbécile, et qui certainement n’est pas un galant homme.

L’échec que M. Barrière vient d’essuyer ne doit pas faire oublier les qualités de verve dans l’expression, de vigueur dans la conduite de certaines scènes qu’il a pu montrer ailleurs. Toutefois cet échec s’explique moins par le hasard d’une idée malheureuse que par la tendance générale d’un talent qui devra pour reprendre pied se décider à plus d’un sacrifice. Il est une qualité vraiment française qui a revêtu bien des formes et reçu bien des noms, qui s’est appelée dans le monde la politesse, la distinction, la galanterie, le savoir-vivre, — dans la conduite le tact et l’honneur, — dans le style la finesse, l’élégance et l’esprit; elle a un nom commun, c’est la délicatesse. Nulle qualité peut-être ne caractérise mieux notre littérature dans ce qu’elle a de supérieur; cette qualité est théâtrale par excellence, puisque c’est d’elle que dépendent le sentiment et l’expression des nuances, c’est-à-dire la vérité même. Elle est tombée au théâtre dans un discrédit auquel M. Barrière n’a pas peu contribué. Le développement ingénieux des caractères a fait place à un étalage de mauvaises mœurs tempérées par de grosses moralités qui n’ont convaincu ni amusé personne. Il est temps pour M. Barrière de montrer qu’il n’est pas incapable d’analyses plus délicates. La grâce et la finesse du langage ont été remplacées par la recherche des mots, et M. Barrière, peu heureux toutes les fois qu’il veut écrire, a du moins une réputation bien établie de trouveur de mots. Nous ne savons pas si ces trouvailles sont aussi amusantes qu’on veut bien le dire; en tout cas, l’introduction et la vogue des mots au théâtre a marqué le déclin du sens dramatique dans le public et dans les auteurs, le moment où les tics ont tenu lieu des caractères et où le public a pris plaisir à entendre l’auteur derrière le personnage qu’il soufflait. Que M. Barrière ne nous accuse pas de lui demander le sacrifice de son esprit; il se pourrait bien que les mots n’aient été recueillis avec tant de soin que pour remplacer l’esprit qui devenait rare. Le moyen d’en avoir au théâtre n’est pas de prêter à un notaire des saillies qui ne sont pas en situation. En retenant ces traits, qui n’échappent qu’à ceux qui le veulent bien, M. Barrière épargnera aux acteurs un grand embarras, celui de les mettre d’accord avec le caractère qu’ils sont chargés de représenter, et au spectateur la difficulté de s’intéresser au personnage tout en admirant l’ingéniosité de l’auteur, ce qui est vraiment trop demander à la fois.


P. CHALLEMEL-LACOUR.