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rieuse autant qu’aimable dans la vie mondaine et bonne dans la vie domestique. Son bon sens était spirituel et son esprit sensé. Je la regrette comme l’un des derniers et presque le dernier débris de cette société élégante et aristocratiquement libérale dans laquelle je suis entré il y a soixante ans; société charmante, facile avec dignité et indépendante sans raideur, qui n’a existé que dans notre pays et qui ne s’y refera plus... »

De toute façon, Mme de Boigne a donc eu évidemment son rôle dans la société parisienne de ce dernier demi-siècle. Elle a vécu longtemps, elle a régné, elle a donné le ton quelquefois, elle a conseillé des hommes d’état et elle a fait des académiciens; elle est morte avec la bonne grâce d’une grande dame respectueuse pour des choses qui ne l’avaient pas beaucoup occupée durant sa vie. Malheureusement il en est de certaines femmes du monde comme de certains orateurs. L’éloquence de ceux-ci est souvent dans l’accent, dans le geste dominateur, dans l’inspiration soudaine; ils ont besoin de leur champ de bataille, qui est une tribune, pour vaincre et pour s’imposer. Dès qu’ils se mettent à écrire, tout change : on ne voit plus le feu de celui qui parlait; la parole s’alanguit et se décolore, les banalités retentissantes ont perdu leur prestige, l’incorrection et l’incohérence s’étalent complaisamment. Ceux qui savent écrire comme ils savent parler, qui ne perdent rien à être lus, ceux-là sont des oiseaux rares. Et souvent aussi les femmes du monde sont comme ces orateurs dont l’éloquence est tout en action. Le secret de leur puissance et de leur domination est la magie de la grâce et du tact. Elles aussi, elles ont besoin de leur champ de bataille, qui est un salon. Là elles sont elles-mêmes, hors de là elles sont dépaysées. La vie qu’elles mènent n’exclut pas assurément chez elles le don littéraire, bien au contraire elle peut aiguiser leur esprit, leur fournir mille observations, mille traits piquans et justes, et en certaines occasions rares produire des talens exquis; mais cette vie ne suppose pas nécessairement non plus tout ce qu’il faut pour faire un écrivain. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne doit pas vraiment abuser de tout ce qui peut échapper à la fantaisie de ces gracieuses dominatrices, sous peine de compromettre quelquefois leur bonne renommée. Pensez-vous que ce fût rendre un grand service à Mme Récamier que de publier ses œuvres littéraires, si on en découvrait dans ses papiers? Supposez encore que M. de Falloux n’ait mis au jour que moitié de tout ce qu’il a publié de Mme Swetchine, croyez-vous qu’il n’aurait pas assez fait pour la gloire de celle qu’il voulait honorer? N’aurait-il pas évité ainsi cette fatigue que finit par causer cette littérature un peu grise? Supposez enfin que Mme Lenormant, avec une abnégation clairvoyante d’éditeur, eût fait le sacrifice de cette Passion dans le grand monde, œuvre de sa vieille amie, pensez-vous que la renommée de Mme de Boigne en eût souffert? Moi, je crois le contraire. Mme de Boigne n’aurait pas moins été une femme du monde supérieure, son image souriante et spirituelle serait restée gravée dans la mémoire de ses amis, et nous au-