Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de traiter durement ces Romains des dernières années, qui ne surent pas défendre leur pays. On est principalement sévère pour ces restes des grandes familles anciennes, qui s’obstinaient à demeurer fidèles aux vieilles croyances de leurs aïeux, et dont le sénat de Rome était le refuge. On écoute volontiers sur eux les accusations violentes des pères de l’église, qui voudraient bien les rendre seuls responsables des malheurs de l’empire. A les juger de sang-froid, ils ne me semblent pas aussi coupables. J’ai peine surtout à comprendre qu’on leur reproche avec tant d’amertume leur vie élégante et leurs plaisirs délicats. Ces plaisirs leur étaient d’autant plus chers qu’ils sentaient bien qu’ils allaient les perdre. Ils en jouissaient avec cette ardeur fébrile de gens qui savent qu’on va les leur arracher. Ils entendaient à leurs portes le bruit des Franks et des Goths qui venaient disperser leurs livres, fermer leurs théâtres, brûler leurs maisons de plaisance. Faut-il s’étonner de cette ardeur d’affection qu’ils ressentaient pour leurs théâtres, pour leurs villas, pour leurs bibliothèques? Même cette littérature desséchée, riche de mots et pauvre d’idées, littérature d’école remplaçant une littérature de salon, je ne m’étonne pas de l’enthousiasme qu’elle inspirait, et je suis disposé à l’excuser quand je vois qu’elle est le dernier effort du génie grec et romain, qui pressent sa ruine et cherche à la conjurer; qu’elle a distrait et consolé un moment des gens d’esprit à qui elle semblait si belle moins par son mérite propre que par la pensée de l’ignorance et de l’obscurité qui les menaçaient. Je n’ose pas me joindre à ceux qui se moquent de ces poètes et de ces orateurs médiocres lorsque je songe à tout ce qu’ils ont dû souffrir. Il n’y a jamais eu de destinée plus triste que la leur. Qu’on imagine des gens comme Symmaque, épris de la civilisation ancienne, aimant les arts et les lettres avec passion, qui possédaient à un si haut degré cette délicatesse de goût, cette élévation de sentiment, toutes ces qualités charmantes qu’on résumait autrefois sous ce beau nom d’humanité, et qu’on se figure leur douleur de voir la barbarie s’approcher, de se dire que dans quelques années il ne resterait plus rien de ce qui faisait pour eux le prix de la vie et que la nuit couvrirait le monde! S’ils ont été par momens injustes et amers, s’ils ont fait retomber la responsabilité de leurs misères sur des institutions et des croyances nouvelles dont l’apparition coïncidait si bien avec la ruine de l’empire qu’elles semblaient n’y être pas étrangères, je ne crois pas en vérité qu’on doive trop le leur reprocher. Il faut pardonner beaucoup au désespoir de gens qui se voyaient périr peu à peu, non pas dans leur corps, mais, ce qui est bien plus douloureux, dans leur intelligence et dans leur âme.

Quant à la question de savoir s’il faut, comme ils le prétendaient, accuser le christianisme de la ruine de l’empire, le livre de M. Thierry apporte beaucoup de lumières pour la résoudre. On est bien forcé d’avouer, quand on l’a lu, que le christianisme n’a fait qu’introduire un élément nouveau de désordre dans ce malheureux pays déjà si divisé. Au moment où il lui