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présence de l’empereur et de ses ministres les questions sociales les plus redoutables. « Cinq siècles plus tôt il eût été au forum un compagnon de Gracchus prêchant la loi agraire. » C’était alors l’ami des humbles et des pauvres, le défenseur indomptable des privilèges de l’église, l’adversaire audacieux de ce pouvoir despotique aussi violent qu’il était faible et que déshonoraient en Orient les mains indignes qui l’exerçaient. I! avait sans doute bien des défauts. « Sa volonté était impérieuse et prompte, son action inclinait presque toujours à la violence; un tempérament dans les choses graves l’offusquait comme une trahison du devoir, tandis que ses séquestrations volontaires et son amour de la solitude le privaient des leçons de l’expérience et des conseils souvent sensés du monde. » Mais les fautes qu’il a commises n’empêchent pas qu’il n’ait donné l’exemple des qualités dont on manquait le plus alors, la résolution, l’énergie, la fidélité à sa parole, le dévouement à son opinion. Il faut lire dans M. Thierry sa lutte contre Eutrope tout-puissant, et la généreuse protection dont il le couvrit après sa chute. L’humanité n’était pas le seul motif qui le portait à défendre contre la volonté de l’empereur et les croyances populaires cet homme qu’il avait tant attaqué. M. Thierry fait remarquer qu’il mit un peu d’ostentation à le secourir. Il voulait établir, ce qui était vrai, que dans cet ébranlement de toutes les institutions politiques il n’y avait rien de solide et de sûr que l’église.

Les collaborateurs de l’église, ceux qui l’aidèrent à accomplir son œuvre de rajeunissement, furent les barbares. Que ce mot ne nous effraie pas. Dans ces barbares qui envahissaient l’empire, des esprits pénétrans pouvaient voir d’avance ceux qui devaient le régénérer. M. Thierry le montre bien. Ces barbares ne ressemblent pas tout à fait à ceux qui ont quelquefois traversé l’Orient, renversant les royaumes devant eux : ils n’appartenaient pas à une race inférieure; ce n’étaient pas des bêtes fauves enrégimentées, instrumens aveugles de celui qui les mène et puisant leurs forces dans cet anéantissement de leurs volontés en celle de leur chef. Au contraire ils apportaient de l’autre côté du Rhin un grand sentiment de leur dignité personnelle, que les excès de la civilisation et du despotisme avaient fait perdre à beaucoup de Romains. Ils étaient sans doute ignorans et cruels, ils pillaient et massacraient sans pitié. Cependant on pouvait déjà reconnaître à des signes certains qu’ils étaient susceptibles de s’adoucir et capables de s’instruire. Ils possédaient la qualité qui manque à tous les peuples condamnés à ne se perfectionner jamais : ils savaient admirer. L’empire qu’ils venaient détruire les frappait de surprise, et ils en sentaient confusément la grandeur. Plusieurs d’entre eux, plus éclairés ou plus ambitieux que les autres, consentirent à le servir, se soumirent à ses lois et adoptèrent bien vite ses usages. Ils en furent à ce moment critique les plus fermes défenseurs. Stilicon, que M. Thierry appelle justement le dernier des Romains, était un Vandale. Alaric, malgré sa haine et ses terribles vengeances, ne put pas échapper plus que les autres à ce sentiment de respect