Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 68.djvu/767

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de M. Necker, écrivait à Genève : « Germaine est charmante, c’est un prodige d’esprit et de sensibilité ; je la trouve adorable… » C’est l’année suivante, en 1779, que M. de Staël se mit sur les rangs pour obtenir sa main ; la fille de Necker avait treize ans à peine au moment où s’ouvrent et se déroulent les longues négociations racontées par M. Geffroy, singulière procédure diplomatique où se trouvent mêlés les plus grands personnages des deux royaumes, le roi de Suède Gustave III, la reine de France Marie-Antoinette. Amené par son sujet à dessiner ou du moins à indiquer en courant un si grand nombre de figures, M. Geffroy y porte en général la plus scrupuleuse exactitude. Sans la passion du vrai, se serait-il engagé dans les délicates et pénibles questions d’authenticité soulevées par la publication de la correspondance de Marie-Antoinette ? Son portrait de Gustave III, son jugement sur les principaux acteurs du drame où périra ce réformateur équivoque, sont empreints de la même vérité ; ils font honneur à la sûreté du critique autant qu’à l’impartialité de l’historien. On reconnaît ici un homme qui a puisé aux sources, et qui n’affirme rien qu’à bon escient. Je signalerai pourtant une erreur au sujet des illuminés allemands dont l’action s’étendit jusqu’en Suède. L’historien de Gustave III nous parle des « doctrines sauvages » prêchées par le baron de Knigge ; il n’y eut jamais rien de moins sauvage que l’enseignement du gentilhomme hanovrien, ce n’était qu’une banale et béate philanthropie. Knigge était le plus léger, le plus étourdi, le plus vaniteux, mais aussi le plus inoffensif des rêveurs qui épouvantèrent l’ancien régime par leur organisation mystérieuse. M. Geffroy a trop écouté ici la tradition suédoise, rectifiée aujourd’hui par d’irrécusables documens ; qu’est-ce pourtant que cette erreur auprès des faits si importans et si neufs que le studieux explorateur est allé découvrir dans les archives de la Suède ? On ne s’attacherait pas à ce détail, si l’ouvrage de M. Geffroy n’était sûr de conserver une place brillante dans la littérature historique de nos jours.

Le XVIIIe siècle, surtout le XVIIIe siècle à son déclin, le passage de l’ancien régime à la société nouvelle, c’est là, en politique, en littérature, en philosophie, un sujet d’études que la critique est encore bien loin d’avoir épuisé. Il y a autre chose en de pareilles matières que la curiosité de l’érudition, il s’agit de nos propres origines : viget in radicibus humor. Interroger les hommes qui représentent cette transition, c’est nous interroger nous-mêmes. Je ne suis donc pas surpris qu’un philosophe, un critique moraliste, accoutumé à considérer de haut les périls de notre société contemporaine, ait consacré tout un livre à la philosophie de Goethe. Parce que la meilleure partie de ce livre a paru à cette même place où j’écris[1], y a-t-il des convenances qui m’interdisent d’en parler ? Ce serait pousser bien loin le scrupule et douter de soi-même ainsi que du lecteur. Je me

  1. Voyez la Revue des 15 octobre, 1er  et 15 novembre 1865, 1er février et 15 mars 1866.